La prohibition décrétée à soi-même

La prohibition décrétée à soi-même
Les mythes du bon vin et de l’hédonisme révolutionnaire

Erwan Sommerer

Alcool, autorité, autonomie

79 Crédits : gallica.bnf.fr

En décembre 1907, dans son journal l’anarchie, Albert Libertad publie un texte intitulé « La liberté » dans lequel il décrit ce qui distingue à ses yeux le libertaire de l’anarchiste : le premier se déclare libre alors qu’il est esclave, tandis que le second lutte pour conquérir sa liberté, qui n’est pas un dû mais un horizon à atteindre1. Plus précisément, le premier refuse toute limite à sa liberté immédiate et réclame le droit d’assouvir tous ses désirs. Il croit être libre alors même qu’il ne fait que se soumettre à des déterminismes et se complaît dans un état de dépendance. Mais, selon Libertad, cette croyance est illusoire :

Nous ne sommes pas libres de céder à des passions déréglées, nous sommes obligés de les satisfaire. Nous ne sommes pas libres de nous mettre en un état d’ébriété faisant perdre à notre personnalité l’usage de sa volonté et la mettant sous toutes les dépendances ; disons plutôt que nous subissons la tyrannie d’une passion que la misère ou le luxe nous a donnée. La véritable liberté consisterait à faire acte d’autorité sur cette habitude, pour se libérer de sa tyrannie et des corollaires.

Cette citation condense plusieurs éléments clés. Pour l’auteur, tout d’abord, l’anarchiste, contrairement au libertaire, sait différencier une pseudo-liberté qui n’est que le masque de l’abdication individuelle face à la dépendance – donc face à une tyrannie contre laquelle on renonce à lutter –, et la véritable liberté de celui qui traite les déterminismes et les addictions comme des ennemis sur lesquels exercer son autorité. Car Libertad, en effet, assume pleinement qu’un anarchiste puisse être autoritaire : conquérir sa liberté implique de « la défendre contre autrui et contre soi-même, contre les forces extérieures et contre les forces intérieures ». Et il poursuit : « je ne m’amuse pas à me refuser à l’acte d’autorité qui me fera vaincre l’adversaire qui m’attaque ». La distinction proposée entre libertaires et anarchistes, qui n’est pas selon lui une simple « querelle de mots », mériterait sans doute d’être discutée. Mais l’essentiel ici est qu’elle renvoie à deux conceptions de la liberté qui relèvent bel et bien de deux attitudes différentes. Plus intéressant encore, c’est la dépendance à l’alcool qui sert dans ce texte à illustrer cette distinction. À celui qui s’imagine être libre alors qu’il abdique toute volonté et se soumet à la tyrannie de son addiction, s’oppose celui qui s’en libère par un acte d’autorité sur soi.

S’il s’agit là de l’une des formulations les plus convaincantes du lien entre anarchisme, résistance aux déterminismes et refus de l’alcool, et si cette prise de position ne surprend pas au sein du milieu anarcho-individualiste du début du XXe siècle, l’on retrouve une logique similaire chez d’autres auteurs. La même année, lors du congrès anarchiste d’Amsterdam, le militant néerlandais Jacob van Rees, disciple de Tolstoï, propose une motion contre l’alcool2. Rappelant que « l’anarchisme veut dire cette conception de la vie qui a rompu avec la croyance en la nécessité d’une autorité extérieure », il ajoute : « l’influence qu’ont les habitudes “alcooliques” sur les idées et sur la manière de vivre des individus, exerce précisément une de ces autorités extérieures que les anarchistes désapprouvent ». Si le ton est moins virulent que chez Libertad, la conclusion de la motion est sans appel : « la société future sera ennemie des boissons intoxicantes, ou elle ne sera pas ». Il est donc bien question, là encore, de rompre avec une servitude et d’abattre un ennemi.

Une tonalité similaire se retrouve dans l’article « Alcoolisme » de l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure. Ce texte, rédigé par le médecin Fernand Elosu, lui aussi tolstoïen, est tout autant une charge virulente contre la consommation d’alcool qu’un plaidoyer pour la capacité d’auto-législation des individus, seule source de liberté3. Ainsi, n’est libre que celui qui « se dicte sa propre loi, inspirée par sa raison intacte ». On ne s’émancipe que par l’autonomie, donc par la volonté pleinement assumée d’être son propre législateur. Or cela implique deux choses concernant l’alcool. La première est que sa consommation, à quelque degré que ce soit, fait obstacle à cette auto-législation. Elle rend le buveur inapte à raisonner et le pousse à la soumission : « l’esprit obscurci par les vapeurs délétères, il cesse de développer son instruction, ne réfléchit pas, ne pense pas par lui-même, agit sous des suggestions étrangères, obéit au commandement, craint et respecte l’autorité brutale ». La seconde est donc que l’anarchiste doit s’interdire cette consommation. Et c’est de lui-même, et non de l’État, que doit venir cette décision. Il doit prendre les devants et admettre qu’il n’existe qu’une issue cohérente avec ses convictions : « la prohibition décrétée à soi-même ».

Chacun à leur manière, ces trois auteurs ont posé ce qui constitue, selon eux, les bases de l’attitude anarchiste envers l’alcool. Si l’anarchisme se définit comme le rejet intraitable de toute autorité, alors la consommation d’alcool n’est pas un acte de liberté mais un acte de soumission aux multiples ramifications, qui engage tout autant la question de la dépendance à une drogue – donc de la capitulation devant une force que l’on ne maîtrise pas – que celle de la réduction de la faculté de résistance au pouvoir et à la domination politique que cette dépendance induit immanquablement. En pliant le genou devant un premier maître, l’on prépare la génuflexion devant un second.

La démonstration est limpide. Elle renvoie à ce qui est au cœur de l’anarchisme, à savoir l’attachement intransigeant à l’autonomie en tant que capacité, pour un individu, à décider de ses propres normes d’existence, donc à choisir ce qu’il est et ce en quoi il croit. Or, une telle décision ne peut être prise que sur fond de table rase vis-à-vis de tous les déterminismes, de toutes les habitudes, les traditions, les contraintes culturelles, politiques et sociales, les identités prêtes à l’emploi ou les relations de dépendance qui agissent comme autant d’autorités qui empêchent la pleine et entière expression de la souveraineté individuelle. Il apparaît alors logique que Libertad, van Rees ou Elosu ont considéré que la soumission à l’alcool, ou à n’importe quelle autre drogue – qu’elle soit légale ou non – soit en contradiction avec cette exigence d’autonomie liée à une conception de l’individu maître de lui-même, de ses passions, de ses convictions et de ses valeurs.

Et pourtant, les anarchistes boivent… Elosu ne manque pas de s’en étonner au début de son article : pourquoi faut-il écrire sur l’alcool et l’alcoolisme dans une encyclopédie anarchiste alors même que « l’opinion […] est éclairée et l’unanimité bien établie sur les méfaits de l’alcoolisation humaine, ses conséquences néfastes dans l’ordre individuel, familial et social » ? L’évidence quant aux ravages de l’alcool est telle que la nécessité même d’argumenter à son encontre semble inexplicable. Et l’on peut estimer qu’elle l’est tout autant aujourd’hui. Certes, les trois auteurs écrivent en référence à un contexte spécifique, celui des effets dévastateurs de l’alcoolisme parmi les classes populaires depuis le XIXe siècle. Le thème préoccupe les organisations révolutionnaires bien au-delà des seuls anarchistes. Mais si ce contexte a changé, l’évidence, elle, demeure : homicides et féminicides, virilisme, patriotisme de comptoir ou de stade, accidents, maladies… La liste est édifiante. La culture de l’intoxication par l’alcool, responsable d’environ 30 000 à 50 000 morts par an en France4, est l’adjuvant légal, voire le carburant privilégié, de la culture du viol et de la violence. Le tout sous l’égide bienveillante d’une industrie de masse dont la force de persuasion et l’intensité de la propagande n’ont rien à envier à celles de l’industrie du tabac.

L’étonnement d’Elosu est donc toujours d’actualité. Alors que sa position et celle de Libertad ou van Rees devraient être largement partagées dans les milieux anarchistes, elles demeurent au contraire marginales. D’où vient ce refus de l’évidence ? Le sujet est vaste, mais deux préjugés tenaces semblent agir comme un écran contre la lucidité quant à la réalité de l’alcool. Le premier concerne le mythe de la consommation modérée, étroitement lié en France à un autre mythe, particulièrement têtu et enraciné, qui est celui du « bon vin » et de la culture du savoir-boire qui lui est associée. Le second préjugé concerne la possibilité d’une émancipation par l’alcool, comme s’il était possible d’utiliser un tyran contre un autre. C’est ce que l’on appellera – de manière certes un peu réductrice – la thèse de l’hédonisme révolutionnaire. Et puisqu’un préjugé n’est rien d’autre qu’une autorité sédimentée, une erreur validée par l’habitude, par le temps ou par la paresse, et puisque l’anarchisme est précisément une attitude d’hostilité envers ce type de prêt-à-penser, il semble pertinent de regarder tout cela de plus près.

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Le « bon vin » comme dressage culturel et idéologique

Le premier préjugé qui sera scruté ici est celui de la distinction entre la bonne et la mauvaise consommation ou, pour le dire autrement, entre un usage modéré et érudit de l’alcool – lié à une certaine conception du bien-boire ou du savoir-boire – et une consommation excessive ou vulgaire. Selon cette distinction, il serait possible d’identifier une ligne de démarcation entre un rapport raisonnable ou déraisonnable à l’alcool, ou entre des produits nobles, voire bénéfiques, et des produits dangereux. Or, tout cela n’a aucun fondement et ne repose, au mieux, que sur une construction sociale. Elosu y consacre d’ailleurs une grande partie de son article, s’élevant contre l’idée que l’alcoolisme soit défini comme un abus alors que les anarchistes devraient admettre qu’il s’agit d’« une intoxication chronique engendrée par l’usage habituel, à quelque dose que ce soit, de boissons alcooliques quelles qu’elles soient ». Il ajoute : « l’alcool constitue un poison dont l’ingestion quotidienne à petite dose crée le petit alcoolisme, à haute dose le grand alcoolisme ».

Que les effets d’intoxication propres à une drogue ne dépendent pas de la quantité absorbée est un constat banal, et l’on ne peut que partager ici le point de vue de l’auteur. Mais la question que pose Elosu est alors celle de la résistance à ce constat, non seulement à l’échelle de la France, mais aussi et surtout au sein du milieu supposé plus éclairé qu’est celui des anarchistes. Le destin de la motion du Congrès d’Amsterdam est à ce titre révélateur. Proposée en fin de congrès, alors que les participants sont sans doute pressés d’en finir, elle est refusée. Malatesta, qui semble s’être fait sur ce point le porte-parole de la buvette, justifie son opposition en soulignant que la motion visait à condamner la consommation d’alcool en tant que telle, y comprit modérée, et non pas simplement les abus5.

D’où vient une telle résistance ? Dans le cas de la France, la réponse d’Elosu est claire : elle est étroitement liée au privilège culturel accordé au vin, et ce dernier est en quelque sorte le modèle-type de l’étrange bienveillance dont bénéficie l’alcool au regard de ses effets constatés. Boisson nationale, fierté patriotique, à la fois élitiste et populaire, paré de toutes les vertus, bienfait de la nature, source de santé et de créativité, parfois œuvre d’art, le vin serait presque un remède à l’alcoolisme lui-même, érigeant une barrière culturelle entre les Français et les alcools étrangers ou nocifs.

Pour mieux comprendre la fabrication de ce mythe, il est utile d’en interroger les racines historiques : le XIXe siècle est tout à la fois en France une période d’industrialisation de la production de vin, d’extension des voies de communication et de circulation des marchandises et d’explosion de la consommation. Cela explique pourquoi ce siècle est également celui de la construction de l’alcoolisme comme problème de santé publique, le néologisme inventé par le médecin suédois Magnus Huss se répandant à partir des années 18506. Mais alors que l’abus d’alcool, notamment dans les classes populaires, inquiète les gouvernants autant que les organisations révolutionnaires, le statut du vin est déjà un peu à part. Ses capacités médicales sont discutées, on loue son caractère naturel et Pasteur en personne, dans un bel effort de propagande, écrit en 1866 qu’il s’agit de « la plus saine, la plus hygiénique des boissons »7. À ce titre, les campagnes de santé publique ou des associations de tempérance visent volontiers les alcools forts tels que l’absinthe, mais épargnent le vin et trouvent des alliés chez les producteurs vinicoles désireux d’entraver ainsi toute concurrence légale8.

Reste que c’est surtout à la Première Guerre mondiale que l’on doit la consolidation de la culture moderne du vin et du privilège accordé en France à cette drogue, et ce pour deux raisons. La première est l’alcoolisation massive des soldats, dont les conditions de vie dans les tranchées ou à l’arrière du front sont indissociables d’une consommation intensive de vin. Et si le gouvernement et l’état-major s’alarment parfois de l’état d’ivresse des troupes, seuls les alcools forts sont visés. Outil précieux de contrôle des soldats, le vin n’est pas inquiété. Après 1918, les Poilus gardent dans la vie civile leurs habitudes, et l’alcoolisme est donc l’un des héritages de la Grande Guerre. Mais il y a plus : la seconde raison qui fait de cette période un tournant est que la propagande xénophobe tourne alors à plein régime pour faire du vin la boisson patriotique par excellence, symbole de la supériorité française, de sa culture, de son art de vivre, contre l’Allemagne, pays du buveur de bière. Pleinement investie dans ce marketing de la haine et de l’intoxication, la filière vinicole trouve ainsi le moyen de donner un substrat idéologique à ses ambitions commerciales : le « Père Pinard » a gagné la guerre, tant sur le plan militaire que culturel9.

L’histoire du vin, à partir des années 1920-1930, est ensuite celle de la construction de la désignation du « grand vin ». Le développement de la production et du marché, soutenu par les gouvernements d’entre-deux-guerres, nécessite tout autant une stabilisation de la qualité – le consommateur veut être sûr de ce qu’il achète – que l’élaboration d’un système de hiérarchisation des crus destiné à créer des niches de luxe et à accroître les profits. Cela aboutit à l’énonciation de normes gustatives au sein d’un jeu de labellisation et d’étiquetage par lequel certains arômes et certaines saveurs sont sélectionnés pour être constitutifs du « bon » ou du « grand vin ». Cette construction s’accompagne de la double invention culturelle du « connaisseur », cette « créature moderne »10, et de la « science » du savoir-boire qu’est l’œnologie – avec ses rituels, son ésotérisme, son discours du raffinement et de la subtilité – mise au service de l’industrie vinicole dont elle est le pendant idéologique. Cette évolution manifeste un processus classique de régulation du marché par l’apparition de dispositifs de jugement élaborés de manière verticale par des prescripteurs de goût (journalistes, critiques, etc.) imposant leurs choix aux consommateurs, voire aux producteurs11.

87 David Roberts, Ruines du Temple de Bacchus à Baalbek (extrait).

Cette mise en ordre et en normes du marché a posé les bases de la perception actuelle du vin en France. L’une des conséquences les plus manifestes est que cet alcool bénéficie toujours aujourd’hui d’un statut privilégié. Après la Seconde Guerre Mondiale, il est ainsi protégé des campagnes de santé publique, la consommation de vin ne soulevant pas les mêmes préoccupations que celle des boissons distillées12. Dans sa version populaire, il demeure un symbole patriotique perçu avec bienveillance, tandis que la dégustation éclairée du « bon vin » est un signe de maturité, de passage à l’âge adulte validé par une initiation souvent interne au cercle familial : abandonner les pratiques jugées excessives et dangereuses – par exemple le binge drinking en milieu étudiant – en faveur de la consommation savante du vin, revient à intégrer un monde où l’alcoolisme n’existe pas13. L’amateur de vin n’est pas un drogué, c’est un érudit ou un esthète dont l’ivresse légère est une marque de bon goût. Déguster le vin, c’est entrer dans le royaume de la « bonne consommation », perçue comme maîtrisée, socialement validée comme une ressource de prestige ou de distinction. La fiction d’un usage modéré et non-intoxicant trouve ici son apogée.

L’industrie du vin a donc réussi son ancrage idéologique et culturel là où celle du tabac, par exemple, ne parvient plus à masquer la nocivité de ses produits et ne repose plus que sur la dépendance qu’ils génèrent. Cet ancrage est assez solide pour que se perpétue le mythe du vin guérisseur, comme l’atteste la popularité persistante de la vaste supercherie du French Paradox et des prétendues vertus cardio-vasculaires ou anti-cancérigènes du vin, modèle de propagande sans validité scientifique14. Tout cela ne repose que sur des habitudes et des croyances sédimentées, à tel point qu’on les confond avec une réalité objective. Mais le « bon vin » ou le « grand vin » n’existent pas. Ils résultent d’un préjugé culturel forgé de toutes pièces dans le cadre du développement d’un sous-secteur privilégié du marché de l’alcool en France. Ce sont des conventions sociales contingentes qui relèvent d’une addiction intellectualisée et qui n’ont d’autre réalité que celle que les buveurs veulent bien leur prêter. Il s’agit, ni plus ni moins, d’un dressage culturel associé à un discours marketing intériorisé.

Le mythe de l’émancipation par l’alcool

Si l’on considère que les anarchistes sont particulièrement à l’aise lorsqu’il s’agit de se débarrasser des préjugés culturels et de résister aux injonctions mercantiles, les mythes et les rites qui accompagnent la consommation de vin, de même que la croyance en des vertus curatives de cet intoxicant – sorte de substitut contemporain à la foi en un roi thaumaturge –, ne devraient pas avoir prise sur eux. Mais un second préjugé, il est vrai, vient peut-être en renfort du premier : la consommation d’alcool pourrait être émancipatrice. Il ne s’agit pas, bien sûr, de postuler un lien direct entre l’ivresse collective et les mobilisations contestataires. L’alcool n’a jamais déclenché de révolution, sauf dans la propagande contre-révolutionnaire qui, après 1789 ou à la suite de la Commune, dépeint les révoltés sous les traits de barbares saouls et sanguinaires. Non, l’idée est plus subtile : dans certains cas, la consommation d’alcool, ou de toute autre drogue au sens large, pourrait avoir un caractère subversif. C’est la thèse de l’hédonisme révolutionnaire, que l’on va discuter à présent.

Pour identifier les situations où l’usage de drogue peut exprimer une attitude contestataire, la dimension contextuelle de l’émancipation doit être prise en compte. Ainsi, la consommation de drogues ne peut avoir le même sens politique dans un régime d’ordre moral – où les individus sont incités à adopter des comportements rigoristes –, et dans un régime où certaines de ces drogues sont produites à l’échelle industrielle, soutenues par une idéologie consumériste et érigées en modèle d’identification romantique, viriliste ou rebelle à travers le marketing, la publicité, etc. Ce qui est subversif lorsque l’individu manifeste son autonomie face à l’ordre en vigueur, ne l’est plus lorsque les injonctions au plaisir émanent du marché, des médias ou de l’État. Si l’hédonisme peut effectivement revêtir un aspect contestataire ou révolutionnaire dans un cas, il apparaît servile et conservateur dans l’autre. Et l’on peut inverser cette logique en considérant que l’ascétisme – le contrôle de soi tel que Libertad le valorise – sera tout aussi émancipateur ou réactionnaire selon le contexte concerné.

Mais cette ambivalence contextuelle peut difficilement être illustrée par la place de l’alcool en France depuis le XIXe siècle : pilier de l’État, de ses revenus fiscaux comme de sa propagande patriotique, le vin est un produit éminemment conservateur dont la consommation ne peut sous-tendre aucune sorte de révolte. Même le cas du régime de Vichy et sa politique d’assainissement des mœurs n’a pas vraiment contré ce statut. Si les autres alcools, étiquetés comme « fléaux sociaux », source de dégénérescence, sont alors visés par une campagne d’ordre moral qui instaure une « prohibition partielle »15, Pétain ménage sa base paysanne et encourage la production vinicole. L’heure est à l’abstinence, ce qui prouve que celle-ci peut évidemment être réactionnaire et accompagner les discours hygiénistes les plus contestables. Mais si Vichy déclare la guerre à l’apéritif, le vin, lui, demeure une boisson de collaboration.

D’une façon ou d’une autre, l’alcool a donc toujours été du côté du pouvoir en France depuis le XIXe siècle. Il faut alors décaler le regard et s’intéresser aux politiques coloniales pour trouver des situations qui peuvent soutenir la thèse d’un lien entre consommation et contestation. Au premier abord, c’est plutôt la logique de domination qui prévaut : en Afrique, l’alcool est l’un des principaux leviers de l’expansionnisme européen. Les populations locales qui travaillent dans les mines ou dans les exploitations agricoles sont parfois rémunérées en alcool, dont les colons usent comme d’un instrument d’asservissement. Mais les choses sont en fait souvent plus complexes car les velléités de réglementation autoritaire de la consommation engendrent de la résistance. L’un des exemples les plus emblématiques est celui de la création des brasseries municipales dans les colonies sud-africaines à partir de 1909 : gérées par les colons, situées dans des endroits faciles à surveiller – souvent proches de postes de police –, elles sont les seuls lieux urbains où il est autorisé de produire la bière locale et de la vendre aux Noirs. Le but est que le contrôle qui s’exerce sur eux s’étende même au-delà des heures de travail, encadrant leurs loisirs. Surtout, ces brasseries génèrent des revenus fiscaux considérables qui deviennent l’un des piliers du colonialisme puis de l’apartheid, faisant d’elles l’une des cibles principales de la lutte contre le système ségrégationniste.

Ainsi, en réponse aux brasseries officielles se développent les shebeens, des débits de boissons illégaux qui sont aussi des lieux de sociabilité alternative qui manifestent une forme de révolte contre les autorités. Ils sont tenus par des femmes, car ce sont elles qui brassent traditionnellement la bière. Ces shebeen queens participent à plusieurs reprises à des actions de boycott ou de destruction des brasseries, notamment à Durban et dans la province du Natal en 1929 et en 1959. Cette lutte véhicule tout autant des enjeux économiques, de genre – le brassage est un élément clé de l’indépendance des femmes – et sociaux, puisqu’une revendication sous-jacente est la possibilité pour les Noirs de décider par eux-mêmes des lieux et des heures de leur consommation d’alcool16. Ce type de résistance n’est pas spécifique à l’Afrique du Sud. Au Cameroun français après 1916, l’on trouve une même tension entre le pouvoir colonial désireux de dicter aux populations colonisées les modalités de leurs loisirs, et une lutte des Noirs pour y échapper. À Douala, dans l’entre-deux-guerres, les femmes créent des bars clandestins où elles vendent le vin de palme qu’elles produisent. Ces bars deviennent des lieux de rencontre entre une multitude d’individus issus de l’exode rural, favorisent les discussions et les échanges culturels, génèrent un lien communautaire et constituent un espace public informel17.

Face à des pouvoirs coloniaux qui tentaient de contrôler la consommation, la maîtrise de la production et de l’usage de l’alcool possède une réelle dimension contestataire. Mais quelle est la portée réelle de l’émancipation qui est ici en jeu ? En Afrique du Sud, lors du soulèvement anti-apartheid de Soweto de juin 1976, les étudiants et les lycéens détruisent les brasseries municipales – en plus d’autres bâtiments administratifs identifiés au régime – mais s’en prennent aussi aux shebeens18. Les manifestants dénoncent la consommation d’alcool en tant que telle, perçue comme une source d’aliénation et un obstacle à la lutte contre le régime ségrégationniste. Il n’est plus question de réclamer la souveraineté sur la consommation – pouvoir s’enivrer à volonté, selon des modalités que l’on a choisies – mais d’identifier clairement l’alcool comme un outil de domination. À ce titre, la déclaration du Conseil représentatif des étudiants de Soweto (SSRC), qui joue un rôle moteur dans le soulèvement, est révélatrice :

Notre expérience quotidienne et celle de l’ensemble des habitants de Soweto est que rien de bon n’est jamais sorti des shebeens. Beaucoup de nos pères et de nos frères ont été tués dans ou hors des shebeens. Des milliers de personnes ont été dépouillées de leur salaire après avoir bu dans des shebeens. Beaucoup de nos sœurs noires ont été violées et/ou assassinées par des ivrognes et des voyous des shebeens. […] Des centaines de nos amis sont devenus des délinquants, des mendiants ou des orphelins parce que les reines et les rois des shebeens sont devenus capitalistes. Les shebeens doivent fermer. […] Soweto doit se mettre au régime sec pendant toute la saison. Vous ne pouvez pas vous laisser aller à boire quand la mort touche votre famille. Unissons-nous et ne soyons qu’un dans le souvenir de nos morts et dans la lutte pour notre libération.19

Dans les rues de Soweto et des quartiers pauvres du Cap, des graffitis proclament : « Moins d’alcool, plus d’éducation ! »20. Ce point est crucial pour mesurer les limites de la thèse de l’hédonisme révolutionnaire au regard des arguments de Libertad, van Rees ou Elosu. En effet, l’usage de l’alcool comme vecteur d’émancipation n’atténue en rien ses effets sociaux ni sa qualité d’autorité contradictoire avec la capacité d’auto-législation individuelle valorisée par les anarchistes. À quoi bon s’affranchir d’une forme de domination pour tomber dans une autre ? Si l’on peut admettre que la consommation d’alcool peut être momentanément émancipatrice, dans certains contextes précis, il apparaît qu’elle ne l’est jamais sur le long terme. Mais peut-être les buveurs s’offusqueront-ils : ne vaut-il pas mieux la tyrannie d’une addiction plutôt que la tyrannie d’un chef ? Au contraire, l’on rétorquera que les deux se valent, voire que la première est pire que la seconde dans la mesure où elle la favorise. Si l’on accepte de changer à nouveau d’époque et de lieu, l’on remarque que c’est précisément la position défendue par les abolitionnistes afro-américains qui militent au XIXe siècle en faveur de la tempérance, c’est-à-dire du rejet total de la consommation d’alcool : cette dernière incarne pour eux une seconde forme d’esclavage, aux mains d’un maître bien plus puissant et habile que l’esclavagiste. C’est notamment ce qu’affirme William Whipper (1804-1876) :

L’esclavagiste redoute la rébellion et les mouvements insurrectionnels ; mais le tyran de l’intempérance ne les craint pas, car ce sont ceux qu’il opprime le plus qui l’aiment le plus. C’est un souverain efficace (…) : bien qu’il soit un meurtrier et un despote, il règne dans le cœur de ses sujets (…). L’esclave peut échapper à l’autorité et à la présence de son maître, en s’envolant vers une terre de liberté ; mais celui qui est sujet à l’intempérance découvre que son maître est presque omniprésent. Il peut quitter son État ou son pays, et être adopté dans un autre royaume, mais même là, il constate que l’œil omniscient de son maître est sur lui, et que les mêmes conséquences l’attendent.21

L’esclave alcoolique peut bien s’échapper ou être libéré, il demeure un esclave car il emmène partout son asservissement avec lui. Frederik Douglass (1817-1895), figure majeure de l’abolitionnisme, lui-même ancien esclave ayant constaté à quel point l’alcoolisme suscitait la soumission et l’apathie dans les plantations, voit lui aussi un lien indéfectible entre les deux formes d’émancipations. Il déclare ainsi : « je suis un homme tempérant car je suis antiesclavagiste »22. La lutte contre la consommation d’alcool est pour lui le pendant nécessaire de l’abolition de l’esclavage23.

Ni Whipper, ni Douglass n’étaient anarchistes. Le premier était un homme d’affaires et le second un orateur chrétien. Les deux étaient réformistes, loin des idées révolutionnaires. Pourtant l’on peut souligner combien leurs positions se rapprochent de façon frappante de celles de Libertad, van Rees et Elosu. Pour ces abolitionnistes, il ne fait aucun doute que la consommation d’alcool induit l’esclavage, donc la soumission à une tyrannie plus forte que celle du roi, du gouvernement ou du contremaître. Leurs mots sont presque ceux de Libertad raillant en 1906 les célébrations du 14 juillet, comme si la prise de la Bastille avait suffi à abattre toutes les bastilles, celles que les individus portent en eux, qu’ils emmènent partout, à toute heure et en tous lieux. Ces bastilles, cet ennemi intérieur, sont les préjugés qui font que l’on ne vit et meurt qu’en esclave, en demeurant l’« éternel jouet de l’Autorité sous toutes ses formes »24. Et parmi elles, parmi les multiples masques que prend la « sainte bastille Autorité », et qui font que la liberté, loin d’être acquise, demeure à conquérir, il y a la dépendance à l’alcool et les préjugés qui la fondent ou qui la renforcent. Une bastille qui peut perdurer par-delà les révolutions, dont la persistance même empêchera qu’une révolution soit complète et dont la démolition est affaire de souveraineté sur soi.

Erwan Sommerer


  1. Albert Libertad, l’anarchie, n° 142, 26 décembre 1907, p. 1. 

  2. Jacob van Rees, « Motion sur la question de l’alcoolisme », présentée à la 17e séance, 31 août 1907, dans Congrès anarchiste tenu à Amsterdam, Paris, La Publication sociale, M. Delesalle, 1908, p. 106-107. 

  3. Fernand Elosu, « Alcoolisme », dans Sébastien Faure (dir.), Encyclopédie anarchiste, Tome I, Paris, éd. de La Librairie internationale, 1934, p. 35-40. 

  4. Sur ce chiffre, voir par exemple le rapport de l’INSERM : Réduction des dommages associés à la consommation d’alcool, Paris, Éditions EDP Sciences, 2021, p. 6-8 [en ligne]. 

  5. Errico Malatesta, « Le Congrès d’Amsterdam, », Les Temps nouveaux, n° 23, 5 octobre 1907, p. 2-3. 

  6. Voir à ce sujet Matthieu Lecoutre, Le Goût de l’ivresse, Boire en France depuis le Moyen Âge (Ve-XXIe siècle), Paris, Belin, 2017, p. 373. 

  7. Souvent reprise par les lobbies vinicoles, la formule se trouve dans Louis Pasteur, Études sur le vin, Paris, A l’imprimerie impériale, 1866, p. 56. 

  8. Thomas Brennan, « Towards the Cultural History of Alcohol in France », Journal of Social History, 1989, n° 1 p. 71-92 (p. 79). 

  9. Stéphane Le Bras, « Une industrie patriotique ? La filière des boissons alcoolisées pendant la Grande Guerre », dans Patrick Fridenson et Pascal Griset (dir.), L’industrie dans la Grande Guerre, Paris, IGPDE, 2018, p. 449-464 ; Matthieu Lecoutre, op. cit., p. 376-378. 

  10. Théodore Zeldin, France, 1848-1945, Oxford, Oxford University Press, 1977, p. 756-757. 

  11. Sur l’influence des critiques les plus en vue sur la définition du « grand vin », voir par exemple Pierre-Marie Chauvin, « Le critique et sa griffe », Terrains & Travaux, n° 9, 2005, p. 90-108. 

  12. Matthieu Lecoutre, op. cit., p. 381. 

  13. Nicolas Palierne, Ludovic Gaussot et Loïc Le Minor, « Le genre de l’ivresse. Évolution des consommations d’alcool chez les étudiant-e-s », Journal des anthropologues, n° 140-141, 2015 [en ligne]. 

  14. Nicolas Simon, Bernard Basset, Alain Rigaud et Myriam Savy, French Paradox : Histoire d’un conte à boire debout, mars 2019, disponible sur le site de l’association Addictions France. 

  15. Didier Nourrisson, Crus et cuites. Histoire du buveur, Paris, Perrin, 2013, p. 248-258. 

  16. Jonathan Crush and Charles Ambler (dir.), Liquor and Labor in Southern Africa, Athens, Ohio University Press, 1992, p. 1-55. 

  17. Lynn Schler, « Looking through a Glass of Beer : Alcohol in the Cultural Spaces of Colonial Douala, 1910-1945 », The International Journal of African Historical Studies, n° 2/3, 2002, p. 315-334. 

  18. Les shebeens sont attaqués à Soweto et dans d’autres villes sud-africaines, puis font l’objet d’une campagne de boycott et de fermeture (John Kane-Berman, South Africa, The Method in the Madness, London, Pluto Press, 1979, p. 19-20). 

  19. Soweto Students Representative Council : Press Statement 4 th November 1976. Disponible sur le site South African History Online

  20. Baruch Hirson, Year of Fire, Year of Ash, Zed Press, London, 1979, p. 265. 

  21. William Whipper, « Address Delivered Before the Colored Temperance Society of Philadelphia, 8 January 1834 », The Liberator, n° 25, 21 juin 1834. Disponible dans C. Peter Ripley (dir.), The Black Abolitionist Papers, Vol. III, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1991, p. 119-131. 

  22. « I am a temperance man because I am an anti-slavery man ». Frederick Douglass, The Speeches of Frederick Douglass, A Critical Edition, New Haven, Yale University Press, 2018, p. 15. 

  23. Sur le lien entre les abolitionnistes noirs et la tempérance, voir Donald Yacovone, « The Transformation of the Black Temperance Movement, 1827-1854 : An Interpretation », Journal of the Early Republic, Autumn, n° 3, 1988, p. 281-297. 

  24. Albert Libertad, « La Bastille de l’autorité », l’anarchie, n° 66, 12 juillet 1906, p. 1. 

Le sens de la terre et du territoire Véganisme populaire