Anarchisme ou démocratie

Anarchisme ou démocratie

Erwan Sommerer

L’un des aspects frappants de la pensée anarchiste est qu’elle rend futile la philosophie politique classique dans sa quête du meilleur régime. Plus de deux millénaires de réflexions sur la forme à donner au bon gouvernement sont ainsi congédiés et renvoyés à leurs limites, à savoir l’incapacité à penser hors de l’État et hors des formes institutionnelles figées. Qu’importe qu’il y ait un ou plusieurs chefs, qu’ils soient héréditaires ou élus ou que les pouvoirs soient concentrés ou séparés : d’un point de vue anarchiste, tout cela est vain. Dès lors, en effet, que l’on garde comme postulats la nécessité d’un clivage entre gouvernants et gouvernés ou l’impératif d’adhésion à des valeurs homogènes, le raisonnement est biaisé. Ce n’est jamais qu’un seul type d’organisation politique qui est alors discuté, avec des variations historiques diverses mais dont les éléments communs – l’enfermement dans le paradigme étatiste et l’incapacité à tolérer le pluralisme – effacent les nuances. L’une des grandes forces de l’anarchisme réside dans cette faculté de simplification anti-philosophique qui autorise à renvoyer dos à dos l’ensemble des modèles qui ont nourri à tort, depuis l’antiquité grecque, de minutieuses taxinomies.

Mais faut-il faire alors une exception pour la démocratie ? Au sein de la typologie traditionnelle des régimes, il pourrait être tentant de lui accorder une place spécifique. Après tout, la démocratie satisferait à des exigences de justice, d’égalité, d’ouverture à l’altérité, etc., que les autres ordres politico-institutionnels ne peuvent remplir. Dans certaines conditions, anarchisme et démocratie pourraient donc trouver un terrain d’entente, voire converger au point de devenir presque synonymes.

C’est l’hypothèse que nous allons réfuter ici. Sous aucune de ses formes théoriques ou pratiques, la démocratie n’est compatible avec l’anarchisme. En d’autres termes, nous allons défendre l’idée que l’anarchisme bien compris est antidémocratique et qu’il ne se réalise pleinement qu’une fois abandonnée derrière lui la référence surannée à la démocratie – de la même façon que l’on se débarrasse d’une mauvaise habitude. C’est au prix de cette rupture, en l’assumant explicitement, que ce qui définit selon nous le geste anarchiste – à savoir, non le simple rejet de l’État, mais la décision répétée d’un individu ou d’un groupe d’individus quant à ses propres normes d’existence dans une situation de pluralisme véritable – prend son ampleur maximale et se libère des derniers résidus de pensée non-autonome. Si l’anarchisme est bien comme nous le soutiendrons une forme paroxystique de choix politique et moral située en amont de toute organisation de la Cité, alors il ne peut accorder de faveur particulière à un type de régime ou un autre.

La grande ambiguïté de la notion de démocratie impose toutefois de préciser ce que l’on entend par-là et de circonscrire les approches que nous testerons dans le cadre de notre démonstration. Nous ne traiterons pas ici de la démocratie dans sa version représentative, libérale, participative ou délibérative, étant entendu qu’il s’agit de systèmes élitistes triviaux qui n’intéressent pas notre propos. Nous ne nous attarderons pas plus sur l’idéal rousseauiste de souveraineté populaire – substitut à la volonté divine –, dont Jacob Talmon a prouvé il y a longtemps déjà qu’il était adossé à des rêves d’unanimité et d’uniformité qui relèvent d’un cauchemar anti-pluraliste1. Le souverain collectif de Rousseau ne tolère aucune dissidence et agit comme un opérateur de vérité absolue situé aux antipodes de l’anarchisme. Les théories que nous allons explorer sont plus stimulantes : elles recherchent un mode d’organisation fondé sur l’indétermination – sur l’abandon des certitudes définitives – et sur l’acceptation de la pluralité des perspectives ; elles donnent la priorité à la créativité humaine face au désir de normes incontestables et elles acceptent le conflit comme un ferment d’émancipation et non un élément indésirable à éliminer du corps social. Exprimées en termes de « démocratie sauvage », « insurgeante », ou de préservation du pouvoir instituant, elles confèrent à la démocratie un accent d’exceptionnalité, en font un régime de la tension ou de la résistance permanentes, et sont en apparence très proches des positions anarchistes.

Pour montrer que ce n’est pas le cas, nous discuterons tout d’abord les thèses des deux auteurs clés que sont Claude Lefort et Cornelius Castoriadis. En mettant au jour les impasses croisées de leurs approches – ce que nous nommerons l’occultation de la fondation et la possibilité de la victoire – nous constaterons que celles-ci ne tiennent pas leurs promesses du fait leur dimension auto-réfutante. Nous nous tournerons alors vers Ernesto Laclau et Miguel Abensour pour remarquer qu’ils font meilleur accueil au pluralisme et à la conflictualité sans toutefois éviter des apories qui neutralisent la radicalité de leur propos et les éloignent d’une position anarchiste. Nous en déduirons que c’est au prix de l’abandon du référent démocratique que ces apories peuvent être dépassées en direction de la valorisation d’un choix autonome et souverain dont la réitération est l’expression la plus essentielle de cette forme spécifique de décisionnisme qu’est l’anarchisme.

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L’occultation de la fondation et la possibilité de la victoire

Les œuvres de Lefort et de Castoriadis participent toutes deux du regain d’attention porté par la philosophie politique à la démocratie dans le contexte de critique du totalitarisme. Elles procèdent à la reformulation des critères constitutifs d’un régime dorénavant appréhendé à l’aune de la méfiance envers les vérités absolues et envers les rêves de pacification de l’espace public ou de fixation définitive de l’ordre politique et moral. La démocratie se caractériserait ainsi par sa dimension immaîtrisable, son ouverture au conflit ou sa capacité de remise en cause permanente de ses propres normes. Elle serait le régime de la contestation, de l’incertitude ou de l’autonomie instituées, sorte de pendant à la crise des fondements et des transcendances propre à la postmodernité.

Aussi séduisante que soit cette perspective, ces auteurs se révèlent décevants au regard de la promesse ainsi formulée, ce qui marque l’impossibilité de valider cette conception de la démocratie. C’est le cas, tout d’abord, de l’approche lefortienne en termes de « démocratie sauvage », de « division originaire du social » et d’« indétermination ». Si ces formulations imagées semblent signaler une version particulièrement agitée de la démocratie, traversée par une ligne de fracture irréductible entre le peuple et les élites, la pensée de Lefort s’avère bien plus prudente. Malgré l’importance qu’il accorde à la suite de Machiavel aux tumultes politiques, la priorité donnée à la lutte contre le totalitarisme – donc à la mise au jour d’un régime qui en soit l’antithèse et qui érige contre lui un rempart inexpugnable – désamorce considérablement la radicalité de son œuvre. En s’articulant autour de la découverte et de l’acceptation du « lieu vide du pouvoir », la démocratie moderne serait en effet fondée sur le rejet de la souveraineté et le refus d’identifier un pouvoir fondamental à l’origine de la loi, donc des normes sur lesquelles est bâtie la société. Si le pouvoir est un lieu vide, inoccupable et inappropriable, cela exclut la possibilité – tant pour les gouvernants que pour ceux qui s’opposent à eux – d’en user de manière fondatrice comme d’une puissance originaire liée à un principe infaillible2.

La démocratie selon Lefort est un régime sans commencement ni fin, un îlot coupé de sa fondation originelle, mis à l’abri de ce que Carré de Malberg appelait la « souveraineté des grands jours », le pouvoir constituant originaire, les bouleversements politiques, les moments inauguraux qui nourrissent l’imaginaire révolutionnaire et ses ambiguïtés, et dont l’un des aboutissements fut bien le totalitarisme. L’œuvre lefortienne est tout entière bâtie sur cet effort décisif : la volonté de prendre congé d’un certain héroïsme fondateur, de contester la démesure du sujet autonome et souverain3 et d’ériger une digue contre l’appropriation spectaculaire et volontiers brutale et dogmatique du pouvoir qui survient lors des révolutions ou des séquences de table rase.

La prudence de Lefort, défiant à l’égard des rhétoriques de remodelage de la société, conduit à réévaluer la portée réelle de ses autres concepts. La démocratie est sauvage car elle ne se laisse pas domestiquer par une puissance souveraine détentrice d’une vérité exclusive, ce qui ouvre la voie à la contestabilité des lois et à la division en vertu de laquelle gouvernants et gouvernés ne peuvent jamais être en totale harmonie. Mais cela n’a rien à voir avec une sorte de bouillonnement révolutionnaire permanent qui manifesterait l’irruption et la confrontation d’une ou plusieurs alternatives dans l’espace public. Une telle situation est précisément le risque que la pensée lefortienne se refuse à prendre : la division n’est en aucun cas la marque du pluralisme, donc de l’affrontement entre des propositions concurrentes sur la nature du régime ; ce n’est qu’un conflit interne à un système au sein duquel l’existence d’une coupure entre dominants et dominés n’est pas questionnée, pas plus d’ailleurs que le caractère représentatif et élitiste des démocraties existantes.

Mais alors qu’est-ce qu’une division de la société qui ne porte pas sur les fondements même de cette société ? Voulant protéger le modèle démocratique du totalitarisme, Lefort le protège de toute forme d’extériorité et le clôt sur lui-même. Et l’on comprend pourquoi cette division originaire qui, vue de loin, ressemblait à une fracture virulente, prend, de plus près, la forme somme toute très libérale du jeu continuel de demande de droits de la part des citoyens. Surtout, comme l’ont noté Castoriadis et Laclau, la notion d’indétermination est alors frappée de suspicion. Non seulement parce qu’elle se contente de qualifier un fait ontologique dépourvu d’effets politiques probants – après tout l’absence de vérité ultime n’a empêché par le passé ni l’absolutisme, ni le totalitarisme4 –, mais aussi parce que le lieu vide du pouvoir est plus encombré que Lefort ne le dit : loin d’être des systèmes d’institutionnalisation de l’incertitude ou de la conflictualité, les démocraties actuelles procèdent d’un corpus de valeurs solidement établi tandis que les phénomènes de convergence partisane et programmatique limitent drastiquement les options à disposition des citoyens5. Qu’il y ait un renouvellement électif des gouvernants ne change rien au fait que le vrai pouvoir soit approprié et placé hors de portée de la contestation.

Le vocabulaire lefortien a pour effet paradoxal de légitimer un régime spécifique – le système représentatif et libéral – en lui octroyant plus de qualités qu’il n’en a en réalité. C’est en tout cas ce que lui a reproché Castoriadis, dont la pensée répond à certaines apories de l’œuvre de Lefort tout en soulevant d’autres difficultés6. Ainsi, là où ce dernier, par peur du totalitarisme, opte en faveur de l’oubli des origines et de l’occultation de la fondation, Castoriadis assume pour sa part le risque du pouvoir instituant. Mais il le fait en versant immédiatement dans un autre écueil qui est l’éviction du pluralisme ou, puisque c’est la même chose, la possibilité de la victoire.

70 Thorsten F.

Rappelons que, pour cet auteur, l’absence de fondement extra-humain à la société – Dieu, la nature, etc. – implique que l’unique source des normes soit les individus eux-mêmes. La question est alors de savoir s’ils l’acceptent ou non. Ainsi, une société autonome est une société auto-instituée dont les membres admettent leur capacité à créer collectivement les valeurs et les lois qui constituent la trame de leur communauté d’appartenance. Là où Lefort se maintient dans les limites d’une théorie quasi descriptive, Castoriadis projette un idéal : la démocratie directe est le seul régime qui, né de l’autonomie des citoyens, la garantira en retour. Mais pour cela, le processus d’auto-institution doit être continu. Une démocratie, en effet, n’est pas un cadre fondé une fois pour toutes, qu’on laisserait ensuite se figer ; c’est un chantier perpétuel, constamment travaillé de l’intérieur par la créativité incessante d’une communauté qui se remodèle7. La persistance de l’autonomie nécessite que la fondation soit suivie de refondations : Castoriadis défend tout à la fois la possibilité d’un moment fondateur inaugural et d’une relance de ce moment. S’il existe une division originaire, elle ne concerne pas la fracture entre le peuple et ses chefs, qui peut être surmontée. Elle se tient plutôt au niveau ontologique sous forme d’une tension inapaisable entre le pouvoir instituant, source intarissable de créativité et de renouvellement, et l’ordre institué8.

Nous pensons toutefois que ce pouvoir instituant tourne à vide et que cette tension n’en est pas une. L’aporie est d’ordre logique : si la démocratie comme autogouvernement égalitaire et direct est la seule forme envisageable d’organisation autonome de la société, alors que reste-t-il à créer, à inventer ? Que reste-t-il à décider aux citoyens, si le résultat de leur œuvre fondatrice ou révolutionnaire9 est prédéterminé et si la relance de cette œuvre est ensuite renfermée dans les limites du régime ainsi fondé ? L’étrange Cité castoriadienne est ainsi faite que la créativité instituante ne s’y déploie que pour aboutir inéluctablement à la reconduction du même : le même mode d’organisation, la même configuration politique et morale, le même régime. Le pluralisme est évincé à chaque étape, l’homogénéité prévaut et aucun choix véritable n’est exprimé – ni au moment fondateur, ni ensuite10. Mais c’est le prix à payer pour la victoire. Car cette Cité est victorieuse : les Cités ennemies, les alternatives, ont été vaincues et la démocratie directe a gagné. Le peuple occupe le lieu du pouvoir et rien chez l’auteur ne suggère qu’il est enclin à le quitter. Peut-on encore parler d’autonomie, dès lors que tout est joué d’avance ? Certes, le peuple triomphe. Mais l’inviter à réinstituer sans cesse la même société à l’identique prend des allures de rituel tautologique creux.

Lefort et Castoriadis convergent donc malgré leur opposition sur la question de l’origine de la loi. Là où le premier écarte le moment instituant par crainte de ses excès, le second l’encourage à condition que ce soit le bon régime, et nul autre, qui en soit le résultat. Le premier trace les contours d’une forteresse anti-totalitaire, le second d’une démocratie directe qui s’auto-institue sans répit à l’identique. Dans les deux cas, le champ des possibles est clos puisqu’il n’y a aucune place pour des alternatives. La démocratie est soit tiédie dans la plus pure tradition libérale – peu importe que Lefort s’en soit réclamé ou non –, soit réduite à un idéal d’auto-gouvernement d’où le choix pluraliste, c’est-à-dire le débat sur la nature du régime, ses valeurs et ses institutions, est exclu. Que ces modèles aient chacun leurs avantages et leurs inconvénients, ou qu’ils puissent séduire, ne fait pas de doute. Mais là n’est pas la question : s’il s’agit de mettre au jour une version de la démocratie dotée d’un accent d’exceptionnalité du fait qu’elle accueille en son sein la conflictualité, la créativité fondatrice ou la pluralité des possibles, alors aucun d’eux ne fait l’affaire.

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L’insurrection démocratique : le contre-régime

Si les propositions de Lefort et Castoriadis ont échoué à notre test, c’est du fait de leur dimension auto-réfutante : voulant faire de la démocratie une sorte d’oxymore institutionnalisé, à la fois ouvert et fermé, stable et changeant, etc., elles tentent de concilier ce qui ne peut l’être. Lefort voudrait que ce régime soit le « théâtre d’une aventure immaîtrisable, telle que ce qui se voit institué n’est jamais établi »11, mais il le fige comme un objet fragile, à l’abri des menaces révolutionnaires ; Castoriadis voudrait qu’il exprime la différence entre « société instituante et société instituée » et vienne « abolir l’asservissement de la première à la seconde »12, mais il le prive du pluralisme indispensable à une vraie créativité. La conclusion est claire : la démocratie est un régime comme un autre. Qu’elle soit pensée à l’aune de ses incarnations empiriques ou d’un idéal philosophique, ce n’est pas tant son exceptionnalité que sa banalité qui interpelle : elle ne s’établit et ne dure que par l’éviction des alternatives et le déploiement de la certitude, en neutralisant la possibilité instituante et en occupant fermement le lieu du pouvoir, qui n’est pas plus vide aujourd’hui qu’autrefois.

Notre cahier des charges initial n’est donc pas respecté. Dans la perspective anarchiste qui a notre faveur, la priorité va à l’autonomie – peu importe qu’on la qualifie de pouvoir fondateur, constituant ou instituant –, et envisager celle-ci sans le choix, donc sans une confrontation au pluralisme, sans possibilité de basculement d’un modèle à un autre, n’a pas de sens ; instituer sans cesse les mêmes normes juridiques et morales n’est pas être autonome, c’est être aliéné à une tradition ou à une règle supra-instituantes. C’est se tenir à l’ombre d’un moment fondateur préalable, un cadre à l’intérieur duquel l’on va se contenter de mimer le conflit ou l’auto-institution. C’est pourquoi il nous faut nous tourner vers deux auteurs, Laclau et Abensour, qui ont opéré une rupture plus marquée avec la philosophie classique en tentant de penser la démocratie comme insurrection et contre-régime. Mais si leurs œuvres paraissent ainsi intégrer de façon plus franche le pluralisme, nous allons en constater les limites.

Laclau pourrait sembler bien peu à sa place ici. Son soutien affiché au néo-péronisme de Cristina Kirchner en Argentine a jeté un froid rétrospectif sur un appareillage théorique qui n’avait peut-être pas mérité de servir de boîte à outils légitimante à un tel régime. Pourtant, le destin empirique de sa pensée n’était pas écrit d’avance. La notion d’antagonisme, en effet, renvoie chez lui à l’idée d’une frontière au-delà de laquelle l’ordre en vigueur cesse d’être opératoire, et qui le subvertit de l’intérieur : une force antagoniste est un mouvement politique et social dont l’existence marque les limites de la capacité de cet ordre à assimiler un certain nombre de revendications ou de valeurs incompatibles avec lui ; elle produit une rupture qui voit le régime affronter le surgissement au sein de la société d’une extériorité radicale qui conteste ses fondements moraux et institutionnels et se pose en alternative. Surtout, Laclau le souligne avec insistance : l’antagonisme est non-subsumable, il est inassimilable, impossible à internaliser car ce serait inscrire les protagonistes dans un monde partagé. Aucune rationalité sous-jacente, aucune ruse de la raison, nul point de vue surplombant ne peut englober les ennemis dans une totalité unifiée. Si c’était le cas, leurs positions se réduiraient aux pôles constitutifs d’un système commun13. Tant que l’antagonisme perdure, la société est fracturée en camps irréconciliables qui incarnent l’irruption concrète, tangible, et non tiédie et atténuée, du pluralisme véritable.

Cette division est plus radicale que tout ce que Lefort s’est jamais autorisé à penser. Et si l’on peut imaginer qu’elle existe chez Castoriadis comme phase transitoire, elle n’a pas sa place dans son modèle de démocratie directe victorieuse. Laclau, pour sa part, l’inscrit au cœur d’une théorie populiste de l’insurrection continuée : l’antagonisme est l’affrontement entre le peuple et les gouvernants. C’est le processus par lequel émergent selon ses termes des « demandes démocratiques » qui convergent face à un ennemi commun – les détenteurs du pouvoir – pour former une identité populaire14. Le peuple ainsi construit est alors un artefact né de la lutte perpétuellement relancée entre les exclus et ceux qui prétendent les représenter ou pacifier l’espace social : par définition, le peuple est toujours ce qui échappe au régime, ce qui se tient à l’extérieur de celui-ci et s’oppose à lui du fait de l’incapacité des élites politiques à répondre aux revendications des dominés.

Ce peuple laclauien comble certains manques de la pensée de Lefort ou Castoriadis. Il exprime une alternative contre-hégémonique à l’ordre existant, donc une force transformatrice et créatrice. De plus, il ne gagne jamais. Si l’on accepte de fermer les yeux sur la fascination de Laclau pour le péronisme et ses continuateurs, alors nous découvrons dans son œuvre la dynamique incessante d’une insurrection populaire qui ne se termine jamais : le régime né de la victoire rencontre lui-même immanquablement des limites et voit naître à son encontre un nouvel antagonisme. Il ne peut canaliser celui-ci ni le domestiquer pour en faire une instance de renouvellement interne ; si pouvoir instituant il y a, c’est uniquement à travers la collision des efforts contraires pour modeler la société.

Le même souci de penser la démocratie comme irruption contestataire caractérise la pensée d’Abensour. S’éloignant du vocabulaire lefortien, préférant définir une démocratie « insurgeante » plutôt que « sauvage », cet auteur déplace l’attention vers les situations révolutionnaires, les phases d’entre-deux États, lorsque l’ordre existant est en passe d’être détruit et que le nouveau n’est pas établi15. Lors de ces séquences de transition, quand les déterminismes anciens perdent en vigueur et qu’ils n’ont pas encore été remplacés, quand la tradition s’efface, la créativité insurrectionnelle des exclus manifeste l’ouverture du champ des possibles. Leur révolte s’exprime en termes d’égalité, d’abolition des privilèges, des hiérarchies, et reflète le moment où l’on s’installe dans la brèche, dans l’écart temporel et le vide normatif qui séparent deux ordres politiques. Surtout, l’insurgeance est la contestation même de l’État : si celui-ci exprime l’institutionnalisation des inégalités et de la domination, alors la démocratie comme « agir » est le nom de la lutte permanente – dans l’histoire, au cours d’une révolution ou dans une société – contre la résurgence étatique.

Influencé par Gustav Landauer et sa philosophie de la relance perpétuelle de l’utopie, Abensour se tient au plus près de l’anarchisme. Tout comme Laclau, il accepte la possibilité d’un véritable antagonisme et refuse une division factice ; mieux, il envisage une lutte antiétatiste là où le théoricien argentin est incapable de penser une mobilisation contre l’existence de l’État. Toutefois, la pensée abensourienne suscite chez nous deux réticences. La première porte sur la dimension purement antiétatiste de l’agir démocratique. Abolir l’État suffit-il donc à contrer l’aliénation, la réification des identités, l’épuisement de la créativité ou l’éviction du pluralisme ? Sauf à attribuer à la forme étatique la responsabilité de tous les maux, et à projeter sur sa disparition ce que Laclau appelle la « plénitude absente » de la société, nous ne voyons pas en quoi une communauté sans État ne pourrait pas être aussi oppressive qu’une autre. Notre méfiance envers le modèle castoriadien provient précisément de notre perplexité envers la démocratie directe. L’idée d’une révolte contre tout régime, et pas seulement contre tout État, aurait été plus prometteuse à nos yeux.

Mais justement, notre seconde réticence concerne l’attachement d’Abensour à la notion de démocratie. Cette notion sous-entend que la révolte des opprimés n’est pas qu’une dés-institution, une simple négativité et un refus de l’instituant, mais aussi une proposition de contre-modèle. Ainsi cet auteur définit-il parfois l’agir démocratique comme porteur d’une alternative concrète : il cite la Grèce antique, les républiques italiennes du Moyen Âge, le communalisme… Autant d’exemples plus ou moins probants qui renvoient à une sorte de référent parcourant les siècles, parfois sous forme instituée, parfois sous forme de révolte sporadique, dont on guette la prochaine réalisation16. N’est-ce pas faire, comme Castoriadis, le pari de la victoire ? Mais si la démocratie véritable prend corps dans des institutions stables, en quoi consistera la relance de l’utopie ? Ne sera-t-elle qu’un processus de perfectionnement interne – donc une parodie d’utopie – ou prendra-t-elle les traits de la lutte antidémocratique des dissidents qui en seront exclus ? À moins d’imaginer bien sûr que la démocratie pure et parfaite perdra toujours et qu’il faudra sans cesse se soulever et se battre en son nom.

Mais, dans ce dernier cas, une autre difficulté survient. Quand bien même le combat antiétatiste n’aurait pas pour horizon un régime figé, qualifier les luttes concernées de « démocratiques » indique que ce n’est pas n’importe quelle révolte qui est ici valorisée. Rien, en effet, dans l’idée d’insurgeance, n’implique que l’action contestataire soit nécessairement tissée aux valeurs spécifiques de la démocratie. Abensour se focalise donc sur un certain type de révolte, qu’il tend à présenter non pas seulement comme le seul légitime, mais comme le seul existant. Ce faisant, il limite l’éventail des possibles.

Dans le monde abensourien, un choix est donc déjà à l’œuvre au cœur même de ce moment de rupture de toutes les continuités qui devait voir émerger la pluralité et la créativité : l’impulsion de table rase et la possibilité de l’autonomie se heurtent à la sélection de valeurs prédéterminées. Sur ce point, Laclau reprend un léger avantage en échappant en partie à cette aporie anti-pluraliste. Selon lui, en effet, les demandes des exclus n’annoncent aucun régime spécifique. Elles n’ont pas de contenu politique ou moral préalable et leur accoler l’adjectif « démocratique » revient juste à repérer leur potentialité contestataire. Le terme est donc vidé de sa substance, ou presque : l’auteur conserve l’idée que ces demandes véhiculent un certain besoin d’égalité et sont formulées depuis les strates dominées de la société ; mais il souligne que ces quelques critères ne referment nullement le champ des possibilités puisqu’une grande diversité de régimes peut être fondée à partir de la construction d’un peuple antagoniste17. Le risque instituant est cette fois pleinement assumé : au bout de la lutte, tout peut arriver. Or, c’est précisément cette absence de prédétermination, cet aspect formaliste à la lisière duquel se tient Abensour sans franchir le pas, qui nous fait progresser vers l’abandon de toute référence à la démocratie.

77 Igor Mitoraj, Eros Bendato (1999), Cracovie. Photographie : Dennis Jarvis.

La priorité anarchiste sur la démocratie : la régression à l’originaire

Nous pouvons à présent séparer plus distinctement les domaines de la démocratie et de l’anarchisme. Pour cela, commençons par récapituler tout ce que la démocratie n’est pas : elle n’est pas plus accueillante que n’importe quel autre régime envers le pluralisme véritable, et la conflictualité interne qu’elle tolère éventuellement n’est qu’un pâle écho de l’antagonisme ; elle n’est pas un régime de l’incertitude, de la réflexivité ni de l’indétermination, et le lieu du pouvoir y est évidemment occupé ; en conséquence, quand bien même elle serait directe, et verrait l’abolition de l’État, elle n’est pas le lieu d’une auto-institution permanente, et elle est fondée sur un substrat moral et un mode d’organisation bien délimités et placés hors de portée de la critique ; elle n’est donc pas immaîtrisable, ni une « aventure » vers l’inconnu et elle doit comme tout régime déployer un _ethos _commun à ses citoyens et tracer une frontière avec les ethos concurrents ; elle n’est pas cet improbable régime doté d’un accent d’exceptionnalité, cet oxymore institué imaginé par la philosophie. Elle n’est rien de tout cela puisqu’elle relève d’un choix réalisé au détriment des alternatives possibles. Et même dans le cas où elle ne serait qu’une revendication portée par une mobilisation insurrectionnelle, c’est en tant que système de valeurs ou en tant que contre-régime avec la victoire pour horizon.

Voilà qui conduit à disqualifier la démocratie. Faut-il le déplorer ? Au contraire, cette élimination est une opportunité. Elle infirme la possibilité d’héberger la fracture, de canaliser la crise des fondements dans des institutions, et elle incite en cela à remonter jusqu’à l’instant du choix initial, lorsque tout est à bâtir ; elle ouvre la voie à un processus de régression vers la décision originaire qu’est la décision sur le régime ; elle autorise à penser le retour à la situation inaugurale de pluralisme, d’antagonisme et d’indécidabilité qui est non seulement la condition de possibilité de l’autonomie et de la liberté, mais aussi, nous allons le voir, la condition de possibilité de l’anarchisme.

Pour l’expliquer, soulignons encore – c’est le cœur de notre critique de Castoriadis –, le lien indéfectible entre autonomie et pluralisme : se doter de ses propres normes d’existence, pour un individu ou pour un groupe d’individus, n’a de sens qui si la palette des options en présence est suffisamment étendue pour permettre un choix. Sans cela, ce n’est que la reconduction du même. Être autonome implique une rupture, le passage par un moment de doute, de distance à soi, de remise en cause de l’existant et de sélection d’une alternative. Or ce n’est possible qu’en situation pluraliste, c’est-à-dire antagoniste, lorsque des propositions politico-morales concurrentes, incompatibles, sont disponibles pour l’individu ou le groupe concernés. En ce sens, altérité et autonomie sont indissociables. Il faut qu’une extériorité surgisse pour que la pluralité des possibles se manifeste et que les conditions d’un vrai choix soient remplies. Mais ce n’est pas tout : l’autonomie nécessite aussi un décrochage vis-à-vis des déterminismes sociaux, moraux, culturels, etc., donc de l’ensemble des normes auxquelles on se plie d’ordinaire. C’est ce que Laclau, influencé par Derrida, nomme l’accès à l’indécidabilité. Par-là, il entend une situation de dislocation – une crise qui déstabilise le régime – telle que la structure socio-institutionnelle se révèle incapable de continuer à générer chez les individus des rôles et des comportements routiniers : elle ne parvient plus à prédéterminer leurs identités et leurs actes ; ils sont lâchés dans le vide, forcés d’être libres. C’est à eux, et eux seuls, de décider de la suite18.

Décider de la suite, c’est être autonome. C’est accéder au moment originaire où l’on décide de ses propres lois, de son identité, de son corps, de son passé, où l’on gagne à force de table rase le droit d’être instituant, donc d’être un sujet – si un sujet est bien cette double trajectoire de la structure à l’indécidabilité, puis de l’indécidabilité à la décision. Mais l’erreur est alors de croire que les conditions de l’autonomie persistent une fois le choix effectué. Au contraire, l’acte fondateur impose la répression du pluralisme : décider consiste à choisir un contre-régime parmi des alternatives, à écarter les autres choix et à refermer le champ des possibles. Pour mobiliser, pour mener à la victoire, la décision doit se nier en tant que choix, se couvrir de la légitimité de la religion, de la nature, de l’universalité, de la raison, etc., tout ce qui masque la faute inaugurale qu’est la contingence. Les origines doivent être occultées, recouvertes de nécessité ou reléguées dans un passé mythique ; le sujet fondateur doit oublier qu’il est libre et que son monde est malléable. Il doit chasser le doute. L’aliénation est bien la destination inévitable de la fondation.

C’est là que se joue la distinction entre démocratie et anarchisme. En tant que régime, la démocratie se situe en aval de la décision, elle lui est ultérieure. À travers la sélection d’un corpus de valeurs et des institutions correspondantes, elle marque un choix – et un reniement du choix – déjà réalisés. En cela, elle se tient à bonne distance de la situation originaire et elle relègue le pluralisme au-delà de ses frontières. Pour cette raison, elle est également en aval de l’anarchisme. La possibilité du sujet fondateur, en effet, annonce celle du sujet anarchiste, c’est-à-dire d’un sujet qui valorise la régression à l’originaire : le sujet anarchiste est celui qui prend goût à être fondateur, à occuper la brèche. Il recherche les conditions pluralistes de l’autonomie, il soutient les effets de table rase qui rendent possible la décision et, surtout, il privilégie le choix à la victoire, ce qui veut dire qu’il salue la réitération de la décision plutôt que la fidélité à son résultat. Le sujet anarchiste est un sujet fondateur à répétition qui ne se renie jamais tout à fait. Qu’il opte pour la démocratie n’est pas exclu. Mais en situation originaire, lors du décrochage vers l’indécidabilité, ce n’est qu’une option parmi d’autres. Contrairement à la démocratie, l’anarchisme n’est donc pas un type de régime. C’est un décisionnisme qui assume pleinement les risques du pluralisme : si la démocratie est une substance, l’anarchisme est une procédure.

Erwan Sommerer


  1. Jacob Talmon, The Origins of Totalitarian Democracy, London, Mercury Books, 1961, p. 38-49. 

  2. Lefort compare la loi au langage, que l’on peut s’approprier mais pas fonder. Claude Lefort, « Dissolution des repères et enjeu démocratique » in Paul Bülher et al. (dir.), Humain à l’image de Dieu, Genève, Labor et Fides, 1989, p. 101-102 ; « L’incertitude démocratique », Revue européenne des sciences sociales, 97, 1993, p. 5-11. Voir dans le même numéro Miguel Abensour, « Démocratie sauvage et anarchies ? », p. 225-241. 

  3. Pour une analyse en ce sens : Jean-Yves Pranchère, « La démocratie infinie et les limites de l’autonomie », in Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère (dir.), Le travail de l’œuvre : Claude Lefort, Paris, Raison publique, 2019, p. 109-128. 

  4. Cornelius Castoriadis, Démocratie et relativisme, Paris, Mille et une nuits, 2010, p. 54. Sur la critique castoriadienne, voir aussi Arthur Guichoux, « L’indétermination démocratique de Claude Lefort », Revue du MAUSS permanente, 15 juin 2017 (en ligne). 

  5. Ernesto Laclau, On Populist Reason, London, Verso, 2005, p. 166. 

  6. Concernant l’opposition entre les deux auteurs, voir l’étude éclairante de Nicolas Poirier, « Dépasser ou assumer la division sociale ? », Rue Descartes, n° 96, 2019, p. 30 à 40. 

  7. Nicolas Poirier, « Cornelius Castoriadis. L’imaginaire radical », Revue du MAUSS, 21, 2003, p. 383-404. 

  8. Pour une synthèse à ce propos, voir Cornelius Castoriadis, « Socialisme et société autonome », dans Quelle démocratie ?, t. 2, Paris, éd. du Sandre, 2013, p. 79-104. 

  9. Sur la convergence entre pouvoir instituant et révolution, voir Cornelius Castoriadis, « L’auto-constituante », Espace Temps, 38-39, 1988, p. 51-55 ; L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 167. 

  10. Dans ses débats avec Chantal Mouffe, Castoriadis a assumé cet anti-pluralisme (Démocratie et relativisme, op. cit.). Notons que la démocratie agonistique de Mouffe, contrairement aux apparences, n’est pas plus accueillante au pluralisme (Erwan Sommerer, « L’oubli du pluralisme dans la démocratie agonistique », Tranversalités, 145, 2018, p. 123-136). 

  11. Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994 (1981), p. 174. 

  12. Cornelius Castoriadis, « Socialisme et société autonome », op. cit., p. 104. 

  13. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, London, Verso, 1985, p. 122-127 ; Ernesto Laclau, New Reflections on the Revolution of Our Time, London, Verso, 1990, p. 16-17 ; On Populist Reason, op. cit., p. 84-85. 

  14. Ibid., p. 73-74. 

  15. Miguel Abensour, La Démocratie contre l’État, Éditions du félin, 2004, p. 5-19. 

  16. Voir à ce propos « Insistances démocratiques », Vacarme, 48, 2009, p. 8-17. 

  17. On Populist Reason, op. cit., p. 125. 

  18. New Reflections on the Revolution of Our Time, op. cit., p. 42-45. 

Division originaire, démocratie sauvage et anarchisme La démocratie au risque du sauvage