La grève de la faim et le jeûne comme modes d’action

La grève de la faim et le jeûne comme modes d’action

Anitandre & Pierre Sommermeyer

S’alimenter ou pas, volontairement ou pas, peut présenter des effets paradoxaux : d’un côté jeûner ou faire la grève de la faim pour contester un état des choses particulier et pour provoquer un changement social ; de l’autre, des milliers d’individus, dans la plus extrême pauvreté, et cela sans soulever beaucoup d’indignation, meurent… de faim. De même, pendant que certains font la grève sur le tas, d’autres cherchent du travail pour ne pas mourir… de faim.

Et, pourtant, la grève de la faim et le jeûne font partie des expressions militantes développées par les mouvements non-violents (ou de désobéissance) : boycott, sabotage doux (comment rendre inutilisables outils ou matériel), grève ouvrière, sit-in, enchaînement individuel ou collectif sur des lieux publics, non-coopération, désobéissance civile de masse (comme le Hirak algérien), refus de l’armée, renvoi du livret militaire, refus de l’impôt, occupation de locaux, occupation d’usines ou de prisons, etc. Une des caractéristiques de ces mouvements est d’ailleurs l’articulation des différents modes d’action pour faire participer un maximum d’individus en fonction des limites de chacun tout en valorisant la capacité d’action collective.

Jeûne et grève de la faim

Si arrêter de manger est la condition essentielle pour qualifier une grève de la faim ou un jeûne, pour autant, il est possible – et essentiel – de boire de l’eau.

Pour certains, la grève de la faim s’énonce en « jeûne » de tradition religieuse ou en jeûne thérapeutique, ou encore en jeûne de témoignage ou de protestation. « Jeûne » ou « grève de la faim », c’est surtout l’usage ou la culture qui feront qu’on emploiera un mot plutôt que l’autre. Il existe toutefois une différence notable : le jeûne est volontairement limité dans le temps, comme on le verra plus loin, tandis que la grève de la faim implique, le plus souvent, que celle ou celui qui arrête de s’alimenter est prêt à aller jusqu’à la mort.

Quelques repères

En 1912, Sylvia Pankhurst et les suffragettes britanniques, après des décennies de revendications sans résultats, lassées de se heurter au mur des mentalités trop lentes à évoluer, lassées du militantisme dirigé par des femmes privilégiées, lancent ce qu’elles souhaitent être un mouvement de masse animé par des travailleuses : « ouvrières, serveuses, vendeuses ou domestiques ».

« Accordez le droit de vote », hurlaient les femmes dans les manifestations ; elles résistent aux policiers qui veulent les arrêter, s’enchaînent aux grilles du Parlement, lancent des pierres, brisent des vitrines, allument des incendies, etc. La répression contre ces suffragettes sera terrible ; enfermées et maltraitées dans la prison d’Holloway, elles se mettent en grève de la faim, de la soif et du sommeil. Elles seront nourries de force lors d’ignobles séances de gavage.

Cependant, Sylvia Pankhurst resta persuadée que les mouvements de masse sont plus efficaces que les gestes individuels de violence.



En France, si on accepte que la pratique de la désobéissance civile s’amorce dans les années 1957-1960, c’est d’abord par divers jeûnes que le catholique gandhien Lanza del Vasto et certains de ses compagnons lancent leurs premiers combats pour alerter l’opinion sur les dangers du nucléaire (en occupant dans le même temps l’usine de Marcoule), puis, pendant la guerre d’Algérie, jeûnes et actions se pratiqueront contre l’usage de la torture par l’armée et contre les camps d’assignation à résidence où étaient enfermés les « suspects » algériens.

Par la suite, en solidarité physique complète avec les jeunes gens qui refusaient de participer à cette guerre, une action originale se déroulera quand des volontaires partageront l’identité des réfractaires et les suivront en prison1.

Dans le même contexte, pour hâter la paix en Algérie, des jeûnes en chaînes et de durée variable, eurent lieu dans plusieurs villes de France et également en prison. Le 25 septembre 1961, notamment, une douzaine de personnes occupèrent l’Unesco avant d’en être expulsées rapidement, n’interrompant pas pour autant leur jeûne de trois jours qui se poursuivit au commissariat et puis chez les quakers.



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En 1962, le 1er juin, avec pour but la libération des objecteurs de conscience, l’anarchiste Louis Lecoin, à l’âge de 74 ans, s’engage dans une grève de la faim ; le 15, il est admis à l’hôpital. Cinq personnes l’accompagneront en arrêtant de manger ; et Le Canard enchaîné, par la plume d’Henri Jeanson, interpellera les intellectuels par un retentissant : « Holà ! Les Grandes Gueules ! Laisserez-vous mourir Louis Lecoin ? ». Suivra un statut des objecteurs qui verra le jour fin 1963, statut obtenu au prix de difficultés procédurières ; Lecoin, après vingt-deux jours sans nourriture, quittera l’hôpital et recommencera à s’alimenter.

Ce statut mis en route, les objecteurs de conscience concernés se trouveront rapidement face à des conflits qui les amèneront, en signe de refus de soumission, à utiliser le jeûne par deux fois. On en trouvera plus bas un récit sous la forme d’un retour d’expérience.

Louis Lecoin, pacifiste exemplaire, se décrit plutôt comme un anarchiste « de la vieille école » ; il portait cependant en lui des valeurs, des intuitions, proches de la non-violence, mais sa culture militante était ailleurs.

Aussi, nous jugeons bon de replacer son acte et les différentes grèves de la faim (et aussi les jeûnes), brièvement ici évoquées, dans un cadre historique élargi, leur donnant ainsi un éclairage en profondeur.



Rappelons également que la lutte des paysans du Larzac contre l’extension du camp militaire (1971) commença par un jeûne du même Lanza del Vasto venu sensibiliser les paysans de l’endroit, plutôt catholiques ; jeûne de recueillement et de réflexion qui dura quinze jours.

Et puisqu’on a souvent voulu penser en termes de « filiation », évoquons la date du 12 avril 2012, à Nantes, où, pour protester contre le futur aéroport de Notre-Dame-des-Landes, deux agriculteurs, Michel Tarin et Marcel Thébault, entament une grève de la faim en face de la préfecture.

Les ressorts de l’action

L’action non-violente, tout comme l’action violente, entraîne son lot de victimes.

En mars 1981, Bobby Sands, membre de l’IRA (Irish Republican Army), incarcéré à la prison de Maze, entreprend une grève de la faim afin d’obtenir le statut de prisonnier politique. En face, le Pouvoir est personnifié par Margaret Thatcher, « la Dame de fer ». Mais il y a là une attitude de dignité et de cohérence qui ne présente souvent d’autres choix que la mort pour le gréviste. Son décès, le 5 mai 1981, à l’âge de 27 ans, sera suivi par celui d’autres détenus l’ayant accompagné dans sa revendication.

Car la grève de la faim ou le jeûne n’ont que peu de chances d’émouvoir directement les pouvoirs en place. Ils visent plutôt une opinion publique fortement sensibilisée par l’acte de refuser de se nourrir, opinion qui pourra alors avoir le courage de manifester dans la rue – en mouvement de masse ou de quelque autre façon – sa solidarité avec les grévistes et, par là, dire son opposition à l’ordre établi par le régime (cf. la grève de la faim de Louis Lecoin évoquée plus haut, et pour laquelle un tract de soutien interpellait le lecteur par un : « Vous ne le laisserez pas mourir : intervenez d’urgence auprès des pouvoirs publics ! »). 107

Être à l’écoute de l’actualité et du passé2

Indépendamment des idées nationalistes qu’il défend, on s’intéressera au parcours actuel d’Alexeï Navalny (d’août 2020 à avril 2021), l’opposant politique en vue que Vladimir Poutine tenta de faire empoisonner par ses services policiers. Sauvé de la mort par un transfert improvisé vers un hôpital berlinois, Navalny, guéri, reviendra volontairement en Russie en prenant le risque d’être emprisonné ; et il le sera dès son arrivée. Pour protester contre ses conditions d’incarcération, il fera une grève de la faim de vingt-quatre jours s’attirant d’importants soutiens à travers le monde et en Russie même lors de manifestations interdites ; ce qui n’empêchera nullement le pouvoir russe de multiplier les arrestations et de convoquer dans les commissariats des manifestants identifiés par le système de reconnaissance faciale.

Il serait à cet égard intéressant de s’inspirer de Why civil resistance works :_ The strategic logic of nonviolent conflict, paru en France sous le titre Pouvoir de la non-violence. Il s’agit d’une étude d’E. Chenoweth et M. J. Stephan3, deux chercheuses en sciences politiques qui ont travaillé sur l’efficacité des campagnes de résistance selon qu’elles ont été principalement violentes ou principalement non-violentes, cela pour tenter de l’appliquer au cas Navalny et pour en mesurer l’impact sur le public et sur la capacité de ces campagnes à élargir la mobilisation à un grand nombre de personnes de par le monde. Pour les deux scientifiques, le choix de la non-violence n’est pas irréaliste, il est efficace, beaucoup plus, en tout cas, que la violence politique.

Le Monde du 29 avril 2021 signale la grève de la faim de l’étudiant Parit Chirawak accusé du crime de lèse-majesté en Thaïlande. La justice lui reproche d’avoir insulté le roi Vajiralongkorn. Cet étudiant a cessé de s’alimenter le 15 mars dans sa prison de Bangkok. Libéré le 11 mai, il n’en est pas moins soumis à des règles très strictes : interdiction de participer à des manifestations susceptibles de « porter atteinte à la monarchie », de sortir de Thaïlande, d’être en contact avec des gens pouvant s’avérer être des « fauteurs de troubles », etc. Il fait partie de plusieurs activistes qui ont été relâchés ces dernières semaines.

Panusaya Sithijirawattanakul, une militante de 23 ans, également emprisonnée, a, pour sa part, cessé de s’alimenter le 30 mars. Elle sera également libérée sous caution.

Le Monde des 23-24 au 25 mai 2021, dans une page Économie & Entreprise, titre : « Grève de la faim, blocages… la situation se tend dans les fonderies automobiles ». Quatre salariés de MBF (Jura) sont restés trois jours sans manger devant le ministère de l’Économie et des Finances, à Paris. « C’est dur, physiquement et moralement. Mais on a fait tellement de manifestations et on ne nous entend pas… »

Dans une église à Bruxelles, 200 sans-papiers ont entamé une grève de la faim le 23 mai. Ces travailleurs demandent une régularisation collective, car certains sont en Belgique depuis de nombreuses années et se sentent pleinement intégrés à la société. Certains y travaillent depuis plus de quarante ans, d’autres sont diplômés dans leur pays d’origine, mais ne peuvent pas travailler dans leur domaine à Bruxelles. « La situation est absolument dramatique », titraient les journaux : les conséquences de cette grève de la faim sur la santé des sans-papiers sont effrayantes. Quatre personnes se sont cousues les lèvres, six ont fait un arrêt cardiaque, et la majorité des femmes sont anémiques. Ils lancent l’alerte dans une vidéo.

À suivre…

Anitandre

Retour d’expérience sur le jeûne

Comme dit précédemment, la grève de la faim est une façon spécifique d’arrêter de manger dont les enjeux sont à risques. Le jeûne, en tant qu’arme politique relève d’une autre démarche qui tend à maîtriser ces enjeux. Cette façon d’arrêter de manger fait partie d’un courant naturien qui vise à en faire un moyen d’accéder à un meilleur état de santé. Sur les multiples effets de cette pratique, on peut se référer à l’ouvrage de H. Shelton, Le Jeûne, qui a longtemps fait autorité sur ce sujet.

Mais il ne sera pas question de cela ici, même s’il peut y avoir des croisements inopinés. Ce dont je veux entretenir le lecteur est relatif à l’utilisation politique du jeûne à partir de l’expérience que j’en ai faite par deux fois, la première pendant 10 jours, et la seconde, un peu plus longtemps, 14 jours.

C’était au cours des années 1963-1964. Je me trouvais alors, faisant partie du premier contingent d’objecteurs de conscience en service civil, au camp de la Protection civile à Brignoles (Var). La hiérarchie qui nous contrôlait avait décidé de nous appliquer le règlement militaire comme à tout appelé au service national. Ce qui était pour nous, dont une bonne partie était sortie de prison, ou avait été insoumise, ou les deux, absolument insupportable. Il nous fallait le faire savoir de façon incontournable.

Une bonne partie d’entre nous provenait du milieu non-violent où l’idée de jeûner avait cours comme une pratique « habituelle ». L’ouvrage de Shelton circulait entre nous. Certains se livraient même à ce genre d’exercice à des fins d’équilibre individuel. Je dois dire que cela me semblait fort étrange. Cette pratique d’arrêter de manger un ou deux jours s’est répandue particulièrement parmi la partie la plus radicale des objecteurs, et il se trouvait que ces derniers étaient plutôt végétariens. Cela fut pour moi l’occasion de réaliser, au-delà du ressenti de l’absence de nourriture, que le temps passé à préparer le repas, manger, digérer, occupait une bonne partie de ma journée que je pouvais employer à autre chose.

Cette pratique individuelle devint une arme au moment où s’abattit sur nous cette menace de militarisation. Quand la décision de jeûner fut prise par ceux qui désiraient mener ce conflit, elle rassemblait des individus au fait de ce qui allait se passer, qui en maîtrisaient la technique. Au fond, auparavant, nous nous étions livrés à une sorte de gymnastique révolutionnaire. De la même façon que les partisans de la lutte armée devaient s’entraîner sur un champ de tir, nous maîtrisions la technique du jeûne. Ce qui n’était absolument pas le cas de nos encadrants qui, peut-être, s’étaient trouvés en face de grévistes de la faim lors de la guerre en Algérie, mais jamais devant des gens qui leur disaient calmement : « Pour vous montrer notre opposition à vos décisions, nous allons nous arrêter de manger de tel jour à tel jour. »

Première réaction de leur part, une fois le moment de la stupéfaction passée : une totale incrédulité. Sans le montrer, sans le dire, nous avions en fait touché à leur faim. Quand un jeûne politique est déclaré, aucune menace n’y est jointe. Une grève de la faim, elle, pose dès le départ la question de la vie ou de la mort et de sa responsabilité, qui repose alors sur les épaules du Pouvoir. La responsabilité du jeûne repose apparemment seulement sur les jeûneurs. Au moins les premiers jours. Il se crée chez les observateurs une profonde incrédulité et un « malaise » évident. Il n’y a pas de menace, pas de chantage. Juste l’expression d’un désaccord ou d’une question qui grandit avec le temps.

111 Joseph Claes, Le Repas, 1927 (disponible sur Belgian Art Links and Tools).

Vu de l’intérieur, du groupe des jeûneurs, les choses sont assez différentes. Entraînés, nous savions que la sensation de faim disparaîtrait plus ou moins au bout de trois jours. Alors apparaît une espèce de plénitude où seule la tête fonctionne très clairement, sans être parasitée par la nécessité de se nourrir et de digérer. Le jeûneur politique sait qu’il transfère sur le Pouvoir une responsabilité bien plus grande qu’elle ne l’est en réalité. Il s’agit d’un combat avec des armes que le Pouvoir ne maîtrise pas, pour une durée que le jeûneur a fixée, dont il connaît et a rendu public le terme, et dont il sait, cerise sur le gâteau, qu’alors il retrouvera pour un court moment le goût premier des aliments.

La première réaction du lecteur est souvent de se demander si cela « marche ». Comme si la réponse positive conditionnait l’acceptabilité du geste. La même question ne semble pas se poser quand il s’agit de l’utilisation des armes. Pour ma part, les deux jeûnes auxquels j’ai participé ont été couronnés de succès. Suite à celui de 10 jours, avec une démarche de nos avocats, il a été décidé en haut lieu que la discipline militaire ne pouvait être appliquée à des civils. Quant au jeûne de 14 jours effectué suite à une incarcération collective pour refus d’obéissance, il s’est lui aussi soldé par une réussite. Libération sans condition et transformation radicale du service des objecteurs en France. Tout cela a été raconté par le menu dans un livre publié aux Éditions libertaires4.

Pour conclure, rappelons encore et toujours que l’action directe non-violente ne saurait se résumer à une seule façon de faire. Nous avons évoqué ici la grève de la faim et le jeûne, compte tenu du thème de ce numéro de Réfractions pour lequel nous avons été sollicités. Mais de nombreuses autres expressions militantes complètent et s’articulent souvent entre elles, qui ont été rappelées en début d’article. Terminons à ce propos par un exemple d’occupation… de prison !

Aux États-Unis, pour répondre à des interdictions de prise de parole en public sur une caisse à savon, des wobblies répondirent à l’appel du Industrial Workers (IWW) : « On recherche des hommes pour remplir les prisons de Spokane. » C’était le 9 octobre 1909 ; les prisons se remplirent, débordant les municipalités… qui levèrent alors les interdictions !

Pierre Sommermeyer


  1. Erica Fraters, Réfractaires à la guerre d’Algérie, 1959-1963, Syllepse, 2005. 

  2. André Bernard, Être à l’écoute de l’actualité et du passé, Atelier de création libertaire, 2021. 

  3. E. Chenoweth et M. J. Stephan, Pouvoir de la non-violence, Calmann-Lévy, 2021. 

  4. Jo Rutebesc, Civils, irréductiblement !, Éditions libertaires, Libre Pensée autonome, Amis d’André Arru, 2018. 

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