Éditorial

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La commission

L’Atlas de l’alimentation, qui ouvre la rubrique des recensions d’ouvrages dans ce nouveau numéro de Réfractions, conclut que

se nourrir est un acte qui a pris de multiples dimensions et qui a de multiples signifiants. Nutritionnelles, hédonistes, politiques, biologiques, agronomiques, juridiques, financières, sacrées, etc., toutes ces fonctions attachées aux aliments se mêlent pour donner un entrelacs de signaux différents selon l’humeur, les moyens et l’écosystème social du mangeur. Si l’analyse de cet entrelacs est complexe, le géographe offre une boussole qui pourrait bien, dans les années qui viennent, aimanter de multiples comportements.

Que l’on partage ou pas avec les géographes l’appréciation sur la valeur de leur discipline, on s’accordera tous, en revanche, sur la complexité des multiples dimensions de cet entrelacs que constitue la thématique de l’alimentation, prise dans sa globalité. Lorsqu’on a, de surcroît, l’ambition de proposer des analyses, des points de vue, des cohérences entre fins et moyens, qui puissent se dire anarchistes, alors l’entreprise devient une gageure qui, nous devons l’avouer, a quelque peu perturbé le collectif de Réfractions dans son fonctionnement. Comme si, lorsque nous nous contraignons nous-mêmes à partir d’un autre point que celui de nos expertises traditionnelles des grands concepts de philosophie politique (l’État, le pouvoir, la violence, l’autonomie, la liberté, le fédéralisme, la Révolution…), nous avions du mal à « trouver l’entrée », ou plus exactement à décider collectivement de l’entrée à choisir.

Sans doute aussi, la focalisation actuelle sur le véganisme dans les débats autour de l’alimentation au sein des mouvements militants se réclamant de l’émancipation sociale nous a-t-elle un temps laissés interdits. Il ne s’agissait pas de laisser de côté cet aspect, mais nous redoutions de nous y laisser enfermer et d’en faire, malgré nous, la question centrale.

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Surmontant ces injonctions contradictoires, nous nous sommes résolu à envisager ce thème à la manière d’une boule à facettes qui renverrait en tous sens les éclats des projecteurs que nous pointions sur lui. Il fallait donc, pour tenter de rendre compte des enjeux, des mécanismes, des capacités d’actions, etc., adopter une forme kaléidoscopique, tant en ce qui concerne les différentes approches du thème (point de vue anthropologico-philosophique, critique des modes actuels de production et de consommation, dimension historique des « colonies », problématiques militantes, pratiques sociales…) que dans les modes d’expression (article analytique, interview, manifeste, archive, note de lecture, et même une petite fable potache et mécréante…).

Le résultat est probablement imparfait, mais si le lecteur veut bien faire tout le tour de ce numéro, du dossier aux recensions, de la transversale aux anarchives, nous espérons qu’il y trouvera de quoi stimuler ses propres réflexions et engagements, pour prolonger les simples amorces que nous avons cherché à poser.

Ainsi le dossier s’ouvre-t-il avec un retour introspectif, par Bernard Hennequin, sur ce qu’ont pu signifier, dans le fonctionnement du collectif de notre revue, les flottements éprouvés quand il a fallu structurer ce numéro. Puis, dans un texte convoquant une image de la geste révolutionnaire classique – le banquet de la vie – Jean-René Delépine tente de dégager, à partir de considérations anthropologiques et sociales, une lecture du rapport à l’alimentation qui éclaire l’actualité de certaines pratiques et propose une posture possible qui serait anarchiste.

Nous avons ensuite demandé à Xavier Noulhianne, éleveur et militant, de nous éclairer sur les conditions de la production alimentaire aujourd’hui, qui illustrent malheureusement une dépossession des producteurs comme des consommateurs par l’ennemi intime des anarchistes, l’État, dont la puissance est décuplée par le modèle industriel.

La corde internationaliste, dans ce numéro, vibre avec plusieurs textes. Celui de Nelson Mendez (camarade vénézuélien du journal El Libertario, décédé de la Covid en mai 2021), repris d’une précédente publication dans la revue amie espagnole Libre Pensamiento, qui expose trois activismes anarchistes ou proches, dans le champ de l’alimentation : Food not Bombs aux États-Unis, les Cucine del Popolo en Italie, et une initiative qui nous a laissés sceptiques au collectif de Réfractions (mais dont nous n’allions pas pour autant amputer le texte de Nelson Mendez), à savoir la revendication « À bas les restaurants ! » vue comme un aggiornamento nécessaire des positions anarcho-syndicalistes relativement au secteur de la gastronomie…

Sur un mode plus historique, Isabelle Felici évoque ces cuisines du peuple en Italie et la manière dont elles ont été transportées dans les situations d’exil. Une expérience en particulier illustre son propos : celle de la colonie anarchiste italienne la Cecilia au Brésil au tournant des XIXe et XXe siècles.

Des échos du Brésil moderne nous viennent enfin avec deux autres textes rendant compte des mouvements Teia dos Povos (la Toile des Peuples) d’une part, et pour un véganisme populaire d’autre part. Ces contributions ont fait débat au sein de notre commission car il s’agit de véritables manifestes, sans la distance critique que nos lecteurs pourraient attendre de Réfractions. Nous les avons pourtant présentés tels quels, pour plusieurs raisons.

D’une part, ils corrigent notre pente naturelle à l’européano-centrisme, le Brésil occupant en outre, dans l’Amérique latine, une place singulière au regard de l’organisation mondiale de la production (soja transgénique, viande de boucherie) étroitement liée aux ravages de l’exploitation intensive de la nature (déforestation, destruction de la biodiversité, appropriation du vivant, etc.).

D’autre part, ils nous ont semblé illustrer des débats qui agitent aujourd’hui les mouvements se revendiquant d’une émancipation radicale. C’est un peu le cas de _Teia dos Povos _qui, pour penser la reconstruction d’une autonomie alimentaire, bascule dans une conception holistique de la nature par rupture avec la vision atomistique dont s’est nourri le capitalisme. Mais c’est surtout le cas du véganisme populaire, qui resserre ses fondements sur le seul concept de domination pour en encapsuler trois (celle de l’être humain sur l’animal avec la domestication, celle de l’homme sur la femme et celle du colonisateur sur le colonisé) et faire des femmes véganes racisées et colonisées les seuls sujets révolutionnaires d’aujourd’hui (les lecteurs de Réfractions se rappelleront sans doute les débats du n° 39 « Repenser les oppressions ? » paru en 2017). En outre si la critique du modèle industriel sert à émouvoir le lecteur pour lui rendre l’antispécisme désirable, elle est ensuite complètement éludée lorsqu’il s’agit de penser la production des plantes qui remplaceraient toute matière première (alimentaire ou autre) d’origine animale.

Intercalé entre ces deux textes brésiliens, Erwan Sommerer reprend un vieux débat des courants anarchistes : celui de l’abstinence vis-à-vis de l’alcool comme l’émancipation d’un maître.

Dans un texte à trois voix (Anita Ljungqvist & André Bernard, et Pierre Sommermeyer) ce sont la grève de la faim et le jeûne – donc le refus de s’alimenter – qui sont interrogés comme modes d’action.

Et pour clore le dossier sur un esprit de convivialité, René Fugler et Pierre Sommermeyer nous présentent les bredele comme un potlatch alsacien.

Deux anarchives « délicieuses » viennent alimenter cet esprit de convivialité : le récit par Joseph Favre du repas qu’il fit pour Malon, Arnould, Malatesta, Guesde, Reclus et Bakounine, et une poétique métaphore de Joseph Déjacque identifiant son utopie Humanisphère à un bananier.

Dans une transversale, Jean-René Delépine (se) joue de l’entrelacs des fonctions de l’alimentation pour concocter une farce mécréante.

Quant aux ouvrages recensés dans ce numéro, ils sont principalement (mais non uniquement) dans le thème, complétant le kaléidoscope. Certaines de ces recensions, assez longues (comme celles de l’Atlas de l’alimentation, d’Une histoire politique de l’alimentation, ou du Pouvoir du sucre ou la mort programmée) doivent être lues comme dialoguant directement avec plusieurs des articles du dossier.

Enfin, et très tristement, la période a été marquée, pour toute la galaxie des mouvements se réclamant de l’émancipation sociale mais singulièrement les anarchistes, par la mort de Marc Tomsin, en pleine action directe de récupération du squat la Rosa Nera, en Crète. Selon le même mode kaléidoscopique qui signe la conception de ce numéro de Réfractions, nous avons choisi de rendre hommage à Marc en reprenant trois courts textes – l’un de Claire Auzias, l’autre de Raoul Vaneigem, le troisième de nato – pour capter les éclats variés de la personne et de ses réalisations.

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