La première tâche de l’homme, c’est de dire « non »

La première tâche de l’homme, c’est de dire « non »

Entretien avec Pierre Thiesset

Pierre Thiesset, journaliste au mensuel La Décroissance et éditeur — anthologies de textes anarchistes de Tolstoï, d’articles de Bernard Charbonneau issus de La Gueule Ouverte et de Combat nature —, en plus d’être un émérite réparateur de vélos, est un défenseur actif de l’écologie politique, fin connaisseur de l’histoire des résistances au capitalisme industriel. Nous avons voulu nous entretenir avec lui pour débrouiller l’écheveau des rapprochements et des oppositions entre collapsologie, communautés anarchistes, décroissance et écologie politique. Matière à penser et à aller également plus loin avec quelques pistes bibliographiques en fin d’entretien.

Dans les colonnes du journal La Décroissance, vous avez été parmi les premiers à voir dans la collapsologie une « supercherie ». Il s’agirait donc d’une tromperie calculée, voire d’une fraude, si l’on s’en tient à la définition du terme. Qu’est-ce qui vous ferait maintenir cela alors que, pourtant, les collapsologues semblent poser un diagnostic peu réfutable sur le désastre écologique en cours ?

Le terme de « supercherie » avait été utilisé pour un titre de couverture qui se voulait accrocheur1. Dans les articles que j’ai écrits sur le sujet, ma critique porte principalement sur les perspectives politiques de ce courant, pas sur le constat des collapsologues : leur diagnostic est le même que celui que font les partisans de la décroissance depuis des décennies. Oui, cette civilisation de croissance exponentielle n’est pas tenable, elle surexploite la nature, détruit les conditions de vie et court à l’effondrement. Dans les années 1970, les écolos le martelaient : il suffit de lire la presse de l’époque, La Gueule ouverte ou Le Sauvage par exemple, pour s’en rendre compte. Les grands « précurseurs » qui inspirent le courant de la décroissance l’ont aussi crié dans le désert, comme un Nicholas Georgescu-Roegen2 pour qui le « développement économique fondé sur l’abondance industrielle » est « opposé à l’intérêt de l’espèce humaine dans son ensemble, si du moins son intérêt est de durer ». Des études technocratiques l’ont aussi établi, comme le fameux rapport au Club de Rome de 1972 : les ordinateurs du MIT étaient formels, « l’expansion exponentielle mène le système global jusqu’aux limites de la Terre et à l’effondrement final ». Et dès les débuts de l’industrialisme au XIXe siècle, on trouve des auteurs qui alertent sur le caractère autodestructeur de cette civilisation industrielle. Y compris un économiste classique comme William Stanley Jevons : dans son ouvrage The Coal Question de 1865, il montrait que l’expansion alimentée aux combustibles fossiles (à l’époque, donc, au charbon) ne serait qu’éphémère, du fait de l’extinction des ressources (mais en conclusion, il appelait à opter pour une brève expansion industrielle plutôt que pour une longue stagnation…).

Bref, nous n’avons pas eu besoin de la collapsologie pour nous apprendre que ce monde se précipitait vers sa ruine. Le grand mérite du livre qui a lancé ce courant, Comment tout peut s’effondrer, a été de présenter la situation de manière claire, en faisant la synthèse de nombreuses études tout à fait scientifiques, sérieuses et officielles sur la destruction accélérée des conditions de vie, et d’avoir trouvé un large écho en librairie pour mettre ces préoccupations (qui sont celles de la décroissance depuis ses débuts) sur le devant de la scène. Là où il y a une divergence, c’est sur les conclusions qu’on en tire (nous y reviendrons).

Quand on cherche à critiquer la « collapsologie » en général, est-ce qu’on ne critique pas une abstraction ? Car ce milieu est très divers. Le dernier livre de Servigne, Chapelle et Stevens est ainsi bien différent de celui d’un Renaud Duterme, géographe belge qui lie nettement catastrophe écologique et inégalités de classe.

La collapsologie est un courant qui a pris de l’ampleur, en France, à la suite du livre Comment tout peut s’effondrer. Les auteurs Pablo Servigne et Raphaël Stevens emploient ce mot, qui a obtenu un certain succès depuis, par « autodérision ». Ils pensent que l’humanité manque d’une « analyse systémique de la situation économique et biophysique de la planète », et qu’il faut créer une « science appliquée et transdisciplinaire de l’effondrement », une sorte de cybernétique du chaos. En vérité, cette science n’existe pas, et « collapsologue » est un mot fourre-tout tel qu’il est employé aujourd’hui, qui peut être accolé à n’importe qui s’interroge sur les conditions futures d’existence dans un monde dévasté et étudie les périls qui nous guettent.

Le magazine Yggdrasil, sous-titré Effondrement et renouveau, fait la part belle à des sujets psychologiques comme la « gestion de l’éco-anxiété », par exemple. Mais dans la pratique, beaucoup de collapsologues s’en remettent aux communes décentralisées, au biorégionalisme, etc. Un programme qui n’aurait pas forcément déplu à un écologiste anarchiste comme Bookchin. En définitive, à quoi bon s’en prendre à eux au plan théorique s’il se trouve qu’ils agissent selon des voies que les « libertaires » embrasseraient volontiers ?

D’abord, Murray Bookchin lui-même critiquait de son vivant les « findumondologues ». « Déjà on entend dire que nous sommes condamnés à un “effondrement écologique” d’ici dix ans, comparable à l’ “effondrement économique” prédit par les marxistes pour le début de ce siècle – une sorte d’effondrement mécanique, et non la dégradation régulière, l’érosion de l’environnement, qui sont de loin la plus forte et la plus sinistre probabilité », constatait-il dans un texte de 1973, récemment publié dans le recueil Pouvoir de détruire, pouvoir de créer : vers une écologie sociale et libertaire (l’Échappée, 2019). Il ne niait certainement pas la gravité des problèmes écologiques, puisqu’il a été l’un des premiers à lancer l’alerte – dans son brillant ouvrage Notre environnement synthétique3 paru dès 1962 –, mais il appelait à ne pas céder au « sauve-qui-peut » et à politiser patiemment la question écologique :

Paniquer face à cette crise, décrire en termes apocalyptiques l’inévitable “effondrement” de l’environnement d’ici quelque dix ans, cela revient à encourager la passivité, un fatalisme mortel, qui favorise le maintien du pouvoir en place. […] La vraie tâche qui se propose à nous est de comprendre, en termes de technologie, d’organisation sociale et de vie locale, les solutions de rechange qui s’offrent à nous, de nous mobiliser sur ces solutions et de nous efforcer de faire prendre conscience aux gens, par des moyens inspirés de principes humanistes, de ce qui pourrait être par opposition à ce qui est aujourd’hui.

Rapprocher les collapsologues de Murray Bookchin, cela me semble donc abusif.

46 Extrait de The North American Indian d’Edward S. Curtis. Library of Congress, c. 1914.

De plus, contrairement à vous, je ne vois pas beaucoup de collapsologues s’en remettre, dans la pratique, « aux communes décentralisées, au biorégionalisme, etc. ». La collapsologie a fait la preuve ces derniers temps qu’elle donnait la priorité à un discours égocentrique et dépolitisé. La revue Yggdrasil, lancée notamment par un fondateur du magazine « 100 % positif » Kaizen, à la suite d’une campagne de financement participatif très fructueuse sur internet, en est particulièrement révélatrice, avec ses articles proposant une sorte de développement personnel par temps d’effondrement. Comment accueillir ses émotions, faire son deuil, devenir plus « résilient », se « reconnecter » à la nature… Cela se situe tout à fait dans la lignée du dernier livre des collapsologues en chef, Une autre fin du monde est possible, qui ne parle que de travailler sa petite intériorité, avec des recettes spirituelles New Age inoffensives, si ce n’est délirantes : ainsi Servigne, Chapelle et Stevens nous conseillent-ils de parler aux arbres, d’écouter en nous « les échos de la Terre qui pleure », de signer des traités « d’alliances politiques et de diplomatie interspécifique » avec les animaux et les végétaux, j’en passe et des plus gratinés. Cet irrationalisme parfaitement assumé ne mène strictement nulle part : désolé d’être terre à terre, bassement matérialiste, mais ce n’est pas parce que je vais me mettre à parler à un lézard que cela changera quoi que ce soit à nos conditions matérielles d’existence. Et quand les auteurs abordent des pistes collectives, ils le font encore une fois de façon totalement dépolitisée : ainsi faudrait-il, selon eux, « interconnecter » un réseau d’initiatives de « résilience », allant des écovillages et zones à défendre aux bases autonomes durables de l’extrême droite survivaliste4 !

Les tendances néorurales qui se développent dans la lignée des collapsologues, à la manière du retraité Yves Cochet dont le « retour à la terre » très privilégié a été particulièrement médiatisé ces derniers temps, peuvent certes se rapprocher des idéaux de simplicité volontaire que porte la décroissance (chercher à répondre à ses besoins limités dans l’entraide et le partage)… Mais je n’y vois pas la construction d’un municipalisme libertaire cher à Murray Bookchin, plutôt une fuite symptomatique de la culture du narcissisme dans laquelle nous baignons, d’une incapacité à envisager la suite à une échelle beaucoup plus collective et démocratique que dans des comités restreints de néoruraux. Par « culture du narcissisme », je fais référence au livre éponyme de Christopher Lasch5 : dès le début de son ouvrage, ce penseur évoquait la vogue grandissante du survivalisme enrobé de collapsologie aux États-Unis, dans les années 1970, et la trouvait révélatrice de la tendance lourde au repli sur soi, « la perte générale de tout espoir de changer la société, et même de la comprendre ». Il faisait directement le lien avec le culte du développement personnel.

50 Extrait de The North American Indian d’Edward S. Curtis. Library of Congress, c. 1914

Le désastre qui menace, devenu une préoccupation quotidienne, est si banal et familier que personne ne prête attention aux moyens de l’éviter, disait Lasch. Les gens s’intéressent plutôt à des stratégies de survie, à des mesures destinées à prolonger leur propre existence, ou à des programmes qui garantissent bonne santé et paix de l’esprit.

Pour moi, si le discours effondriste actuel est si bien accueilli dans les médias, du Monde à TF1, et se retrouve même dans la bouche d’hommes politiques comme le Premier ministre Édouard Philippe, alors que ce même monde médiatico-politique n’a jamais eu de mots assez durs pour disqualifier la décroissance depuis vingt ans (qui, elle, a le tort de politiser la question), c’est précisément parce que ce discours s’insère parfaitement dans l’idéologie néolibérale actuelle. Puisqu’il est trop tard, puisque de toute façon ça va péter, préparons-nous aux chocs, construisons la « résilience » dans notre coin, positivons dans le marasme avec quelques recettes d’éco-psychologie, et advienne que pourra. La question n’est plus que celle de l’adaptation.

Certes, on entend des collapsologues parler de « biorégionalisme » et autres bluettes pseudo-libertaires. Ainsi Yves Cochet, dans son dernier ouvrage Devant l’effondrement : essai de collapsologie (2019). Mais comment cette perspective peut-elle advenir, selon lui ? Par l’autorégulation dans le marasme. Une fois que l’effondrement aura eu lieu, que la moitié de la population humaine aura disparu, « la société deviendra plus égalitaire, plus homogène », nous raconte-t-il. Par la main invisible de la catastrophe, le monde hyper urbanisé et technologisé qui est le nôtre laissera soudainement place à une société rurale sans État, sans armée, où la population assurera elle-même sa défense, subviendra à ses besoins par son travail manuel, avec des outils conviviaux, et dépensera les excédents dans de grands potlatchs fraternels… Une vision que l’on retrouve chez bien d’autres collapsologues, qui nous racontent que du seul fait du déclin énergétique, l’agro-industrie laissera place à des micro-fermes en permaculture, nouveaux jardins d’Éden. L’hyper-concentration des terres sera miraculeusement réglée, nous reviendrions à des sociétés locales, paysannes et sobres sous la contrainte écologique. Et nous gérerons les centrales nucléaires décrépites en assemblées générales d’écocitoyens ?

Plutôt que de s’émerveiller devant de pareilles rêveries bucoliques, mieux vaut lire Bernard Charbonneau il me semble : celui-ci ne cessait de nous mettre en garde sur le risque de renforcement du système dans le chaos. La société industrielle qui détruit la nature se met à la protéger en l’intégrant comme une variable de plus à administrer. Quand l’expansion atteint ses limites, l’organisation technocratique peut renforcer son emprise pour gérer scientifiquement le « vaisseau spatial Terre », accroître son contrôle pour assurer la survie biologique de ses passagers.

Serge Latouche, le principal introducteur de l’idée de décroissance en France, insiste une énième fois dans son dernier ouvrage (un dialogue avec l’éthologue Pierre Jouventin6) sur la « pédagogie des catastrophes ». Mais n’est-ce pas là le symétrique de la temporalité progressiste, où il faudrait cette fois compter sur un déclin achevé pour que renaissent les germes d’une société écologique ? Quelle différence voyez-vous avec le discours de la collapsologie ?

J’ai déjà répondu en partie à cette question ci-dessus. Je pense que l’histoire permet de ne pas trop croire en la pédagogie des catastrophes. Les marxistes nous annonçaient il y a 150 ans que le capitalisme s’effondrerait sous le poids de ses contradictions et laisserait de lui-même place au socialisme. Raté. De même les écolos qui espèrent que cette civilisation s’écroulera d’elle-même et laissera place au biorégionalisme risquent d’être déçus. Et tous ceux qui nous annoncent depuis une cinquantaine d’années qu’il faut « que la crise s’aggrave » pour que nous prenions « conscience » de l’impasse du développement ont été contredits par les faits. Dans son livre L’Apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, l’historien Jean-Baptiste Fressoz montre que le développement industriel a été émaillé de catastrophes, qui ont toujours été régulées, gérées, administrées, sans aucunement contrecarrer l’expansion de la société industrielle. Aujourd’hui, l’automobile fait 1,3 million de morts par an (rien qu’en comptant les accidents de la route, je ne parle même pas de la pollution de l’air ou du ravage de notre milieu de vie qu’elle engendre) : est-ce que nous remettons radicalement en cause cette catastrophe ambulante ? Les bagnoles continuent de s’embouteiller sur les routes et nous leur sacrifions toujours davantage de ressources. Quant aux vagues de chaleur que nous subissons l’été ou aux graves sécheresses, entraînent-elles une grande bifurcation ? Éventuellement un peu d’angoisse, d’agitation sur internet, de pétitions contre « l’inaction climatique », de happenings « pour le climat », l’inscription de « l’état d’urgence climatique et environnemental » à l’agenda des gouvernements, mais aucune volte-face, aucune orientation collective vers la décroissance.

Je me répète, mais la catastrophe peut au contraire conduire au renforcement de l’organisation, au détriment de la liberté. Les appels actuels à « s’unir derrière la science », à se subordonner aux experts, en sont annonciateurs. Tout comme l’ordre de mobilisation générale dans une « économie de guerre » censée lutter contre le changement climatique, les appels à un « Green New Deal » qui retentissent de gauche à droite, à un grand plan d’investissement dans les infrastructures de la « troisième révolution industrielle » qui ne font qu’approfondir encore l’emprise de l’électricité et du numérique sur nos vies. Il me semble qu’on se dirige plus vers une gestion technocratique du désastre que vers un soudain « biorégionalisme ». C’était d’ailleurs la perspective que défendait le fondateur du Club de Rome, Aurelio Peccei : il voulait mettre en place un « État industriel global » pour « rationaliser l’ensemble de l’appareil productif du monde ».

Au-delà de cette pédagogie catastrophique, j’aimerais dire une chose qui me semble centrale contre ceux qui restent focalisés sur la perspective de l’effondrement : c’est qu’ils en oublient toute réflexion philosophique sur la condition de l’homme dans le monde présent. Pour ma part, ce n’est pas la catastrophe qui nourrit mon engagement pour la décroissance, mais au contraire le triomphe du « meilleur des mondes ». Un monde toujours plus technicisé, artificialisé, où le ciel est envahi d’avions et de satellites, où les rues sont saturées d’automobiles, où le plastique est tellement omniprésent qu’il a contaminé toute la chaîne alimentaire, où les regards sont captés par des écrans, les cerveaux assaillis de publicités personnalisées, où le système industriel nous fournit tout, de l’alimentation sous vide en provenance de l’autre bout du monde, du divertissement à domicile, des machines pour nous transporter sans effort, des ordiphones fabriqués dans des conditions épouvantables en Asie, où le travail devant des postes informatisés est vide de sens, où nous croulons sous les marchandises, où nous n’avons qu’à appuyer sur des boutons pour nous apporter lumière, chaleur, communication à distance, images animées, où nous disposons de centrales nucléaires pour nous raser le matin et d’un système mondial d’acheminement du pétrole pour rouler à 130 sur l’autoroute… Nous en sommes à un point tel de prise en charge par la technique, de dépendance à un immense appareillage, que l’État se voit obligé de faire des campagnes pour nous rappeler qu’il faut bouger au moins une demi-heure par jour, histoire que notre corps ne devienne pas totalement obsolète ! Ce « paradis des petits hommes grassouillets », comme disait Orwell (dans Le Quai de Wigan), ce cauchemar climatisé qui rend « impossible toute vie humaine authentique », on devrait le critiquer en tant que tel, animés par un souci de la liberté et de la dignité humaines. Qu’il coure à la catastrophe est secondaire : le problème fondamental, c’est que cette organisation hyperefficace fonctionne beaucoup trop bien et nous étouffe.

Dans un article du Monde diplomatique d’août 2019 critiquant les « prophètes » de la catastrophe7, le journaliste Jean-Baptiste Malet exprime sa défiance à l’égard des réponses pratiques envisagées pour supporter l’effondrement qui vient. Il raille notamment l’idée d’un retour à des communautés de taille restreinte, les renvoyant davantage à « l’anarchisme chrétien des disciples de Léon Tolstoï au XIXe siècle » qu’aux « expériences contestataires de la seconde moitié du XXe siècle ». En tant qu’éditeur de textes anarchistes de Tolstoï, nul doute que cette critique vous paraîtra infondée. Mais alors pourquoi cet article se tromperait-il ? Comment opposer, aux yeux du public, les communautés résilientes dont parlent les collapsologues et les communautés anarchistes dont se réclamait Tolstoï ?

Jean-Baptiste Malet ne connaît visiblement pas grand-chose aux expériences des tolstoïens. Si ce prix Albert-Londres avait étudié un minimum l’histoire du mouvement tolstoïen, il ne se serait pas permis un anachronisme aussi saugrenu. C’était un idéal que portaient les tolstoïens, non pas une volonté de « survivre à l’effondrement » et de développer leur « résilience » dans leur coin : un idéal de justice, de fraternité, d’égalité, d’amour. Les expériences qu’ils ont menées (avec plus ou moins de réussite) dans le monde entier – notamment en Russie et en Europe mais aussi aux États-Unis, en Israël, en Inde, au Japon, au Chili, en Afrique du Sud, en Nouvelle-Zélande, etc. – se caractérisaient avant tout par la volonté de mettre concrètement en application les principes anarchistes défendus par Léon Tolstoï. Il s’agissait de vivre simplement, de répondre à ses besoins par le travail manuel, de s’enraciner sur une terre cultivée en commun, de partager, d’établir des rapports sociaux basés sur l’entraide plutôt que sur le salariat, la marchandise, l’argent. Chez ces gens-là, que M. Malet considère visiblement comme arriérés, les idées ont des conséquences dans l’existence, elles supposent une mise en pratique, elles ne sont pas abstraites et destinées à rester dans des bibliothèques. Leur idéal anarchiste, de vie libre, indépendante, sans patron, sans propriétaire foncier, sans gouvernement, en dehors du capitalisme industriel, ils entendaient l’appliquer ici et maintenant. Et cette volonté d’autodétermination ne convenait guère aux gouvernements, surtout aux bolcheviks sanguinaires, qui ont enfermé des tolstoïens, en ont déporté, fusillé (notamment pour refus de servir militairement), ont anéanti leurs communes par la force armée, et ont fini par les liquider totalement pendant la collectivisation des campagnes sous Staline. Et par liquider y compris leur mémoire, en considérant l’anarchisme tolstoïen comme « réactionnaire », « nuisible », une doctrine « ennemie ». Qu’un siècle plus tard, un journaliste de la « Grande Presse Parisienne » les rabroue ainsi en une phrase lapidaire, sans aucun développement, en les considérant lui aussi, visiblement, comme « réactionnaires », ou comme des espèces d’illuminés qui ne sont pas allés loin, cela relève d’un mépris digne des plus éminents éditorialistes français. Surtout, cette pseudo-analyse qui se veut instruite et distinguée est totalement hors sujet. Les tolstoïens ne sont en rien comparables à des survivalistes soucieux avant tout d’eux-mêmes, de durer plus longtemps que les autres dans la débâcle.

L’écologie politique se revendique fréquemment de l’héritage de Jacques Ellul, avec sa critique du système technicien, où il ne décrivait certes pas un effondrement, mais plutôt une extinction progressive de l’humain dans un milieu technicisé à l’extrême. Ellul défendait aussi la révolte anarchiste contre une civilisation de la puissance, il croyait dans les vertus de l’action déterminée de petites communautés locales (ex : groupe personnaliste dans les années 1930, association œuvrant à la réinsertion de délinquants dans les années 1960, association écologique engagée contre l’aménagement du littoral aquitain dans les années 1970). Pourtant, les anarchistes qui l’ont lu pointent souvent avec scepticisme son fatalisme face au totalitarisme technicien, ainsi que l’impasse que constituerait la fuite vers la transcendance. Pensez-vous possible d’œuvrer politiquement sur des bases comme celles-ci : « Ceux qui n’acceptent pas ce transcendant comme réalité dernière au-delà de notre connaissance et de notre expérience, doivent admettre qu’il n’y a aucun autre avenir que la fin technicienne, dans tous les sens de ce terme et la fin de l’humain dans le seul sens de l’élimination8 » ?

Je ne suis pas bien placé pour parler des conceptions théologiques du Jacques Ellul protestant, car je n’ai pas étudié cette partie de son œuvre. Ceci dit, un athée comme moi peut se retrouver dans la citation que vous relevez : personnellement, ce que je considère comme le transcendant, c’est une certaine conception de la dignité humaine, contre un système technicien qui érige en principe fondamental l’efficacité. Et je pense qu’on peut « œuvrer politiquement » sur de telles bases, alors que notre société a inversé les fins et les moyens, et que dans le système capitaliste, « ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production » (Marx). Les impératifs de l’économie et de la technique s’imposent aux hommes, sans cesse sommés de « s’adapter » aux évolutions du marché et aux innovations toujours plus innovantes.

Comme vous le relevez dans votre question, Ellul était un penseur engagé. Sa vie en témoigne. Ce n’était pas un rat de bibliothèque qui restait enfermé dans ses ouvrages pour ne faire que déplorer la perte de liberté dans une société technicienne, mais un homme qui a notamment été résistant, reconnu Juste parmi les nations (peu d’universitaires l’ont été), et qui a lutté avec son ami Bernard Charbonneau contre les opérations d’aménagement de l’Aquitaine. Concernant l’action politique écologiste, il conseillait avant tout de multiplier les comités de défense contre les grands projets, appelait à s’inspirer de l’anarcho-syndicalisme, à « penser globalement, agir localement » face au rouleau compresseur du développement. Et de telles bases me semblent particulièrement fertiles pour « œuvrer politiquement » !

Ce que vous jugez « fataliste » chez lui, je le considérerais plutôt comme de la lucidité : Jacques Ellul avait le grand tort de ne pas se bercer d’illusions, et de ne pas bercer ses lecteurs d’illusions, notamment politiques. Mais il n’était en aucun cas résigné : il appelait au contraire tout un chacun à se ressaisir, à être plus libre. Pour lui, la première tâche de l’homme, c’était de dire « non », d’être un objecteur de conscience. Il disait d’ailleurs dans son petit livre Anarchie et christianisme que l’anarchie « implique d’abord l’objection de conscience ». Car « la vie humaine n’a pas de sens s’il n’y a pas la possibilité de changer quoi que ce soit, ni aucun rôle à jouer soi-même, autrement dit s’il n’y a pas une histoire commencée mais pas encore achevée », disait-il dans le même livre que celui que vous citez, Ce que je crois. En tout cas, lui n’a jamais écrit qu’il fallait s’adapter à l’inéluctable effondrement de notre civilisation industrielle, travailler sa résilience en attendant et parler à des arbres pour élargir sa conscience !

Propos recueillis par Renaud Garcia

Pour aller plus loin

Murray Bookchin, éd. et trad. par Helen Arnold, Daniel Blanchard et Renaud Garcia, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer, l’Échappée, 2019.

Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible : vivre l’effondrement, et pas seulement y survivre, Éditions du Seuil, 2018.

Bernard Charbonneau, éd. par Pierre Thiesset, Le Totalitarisme industriel, l’Échappée, 2019.

Écraseurs ! : les méfaits de l’automobile : anthologie, florilège établi par Pierre Thiesset, Le Pas de côté, 2015.

Renaud Duterme, De quoi l’effondrement est-il le nom ? : la fragmentation du monde, les Éditions Utopia, 2016.

Pierre Jouventin, Serge Latouche ; avec Thierry Paquot, Pour une écologie du vivant : regards croisés sur l’effondrement en cours, Libre & solidaire, 2019.

Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, Atelier de création libertaire, 1988.

Léon Tolstoï, éd. par Pierre Thiesset, Le Refus d’obéissance : écrits sur la révolution, l’Échappée, 2017.


  1. « Effondrons la supercherie collapsologue », La Décroissance, n° 157, mars 2019. 

  2. Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance. Entropie, écologie, économie, Sang de la terre, 2013. 

  3. Murray Bookchin, Notre environnement synthétique (trad. Denis Bayon), Atelier de création libertaire, 2017. 

  4. La « base autonome durable » est en effet un concept lancé par la tendance survivaliste d’extrême-droite, dont le Suisse armé Piero San Giorgio est sans doute le représentant le plus emblématique. Ainsi parle-t-on de cette « base » dans l’ouvrage de Michel Drac, Serge Ayoub et Michel Thibaud, paisiblement intitulé G5G : déclaration de guerre

  5. Christopher Lasch, La Culture du narcissisme, Flammarion, 2008. 

  6. Voir en fin de numéro la recension de cet ouvrage par Danièle Haas. 

  7. Jean-Baptiste Malet, « La fin du monde n’aura pas lieu », Le Monde diplomatique, août 2019. 

  8. Jacques Ellul, Ce que je crois, B. Grasset, 1987. 

Pour une écologie libertaire sans compte à rebours Collapsologie et survivalisme