Collapsologie et survivalisme

Collapsologie et survivalisme

Entretien avec Moins !

En France, le discours sur l’effondrement a le vent en poupe. Beaucoup de gens semblent avoir découvert soudain, à la suite de mois de canicule, l’ampleur d’un désastre écologique en cours depuis fort longtemps. Les « penseurs » de la collapsologie acquièrent le statut de quasi-vedettes, travaillent avec le gouvernement à la création d’un Conseil de défense écologique (Cyril Dion), lancent des pétitions suivies dans le show-biz, etc. Un journal comme Le Monde ou des radios comme France Inter proposent de plus en plus de tribunes libres, des dossiers estivaux, des émissions spéciales, des festivals consacrés à l’effondrement. Comment voit-on cela en Suisse ? Et quel est le degré de pénétration des thèses collapsologiques dans les milieux libertaires « décroissants » dont vous êtes un des porte-voix ?

En Suisse, il semblerait que le discours purement effondriste soit un peu moins diffusé qu’en France, que ce soit au niveau du public ou au niveau institutionnel, mais il se fait néanmoins une place, notamment en Suisse romande où les débats français ont une plus grande influence que du côté alémanique. Depuis début 2019, c’est Extinction Rebellion qui semble rassembler les personnes qui en sont proches, auxquelles on peut ajouter une bonne partie des plus de 50 000 étudiants pour le climat qui se sont mobilisés ces derniers mois, de nombreux y faisant indirectement référence en affirmant « pourquoi étudier quand on n’a pas d’avenir ? » ou simplement « il n’y a pas de planète B ».

Du côté décroissant, il faut dire que le réseau d’objection de croissance (ROC) de Genève, le premier en Suisse, s’est déjà imprégné de la thématique, dès 2016-2017, en en faisant son cheval de bataille mais, comme tous les ROC et décroissants romands, leur spectre d’action et de diffusion est resté relativement limité. Les réseaux des autres cantons ont continué à avoir des activités et idées plus larges et traditionnellement décroissantes.

59

Du côté du journal, nous avons discuté la thématique en avril et mai 2018 dans un dossier intitulé « La fin d’un monde ». Pour nous en effet, comme pour la plupart du mouvement pour la décroissance, le constat d’une société qui ne fait qu’accélérer, détruire les conditions de sa soutenabilité, et qui parallèlement perd ses facultés à y faire face, à y être résilient, est depuis toujours (des premiers penseurs jusqu’à l’émergence de la décroissance il y a vingt ans) central dans les prises de conscience et positions que nous défendons. À l’inverse, on a essayé de pointer du doigt la collapsologie en tant que discipline scientifique déterministe en rappelant qu’il y a des causes structurelles, éminemment politiques et économiques, à cet effondrement possible et que nos réponses doivent donc être de cet ordre, ce que les tenants de la collapsologie ont tendance à « oublier » pour se concentrer sur le bien-être personnel et les agirs individuels ou communautaires. En ce sens, Servigne et ses coauteurs semblent refuser explicitement de parler « politique », de désigner les causes, les responsables (dont l’État !), ce qui permet à quantité de gens de se reconnaître dans ce mouvement qui prend finalement une posture assez démagogue et non conflictuelle. Ainsi, en oubliant d’analyser les raisons politiques de cet effondrement, on renie une partie des conséquences et effets que celui-ci produit, pour ne parler que d’écologie pure et de « perte de sens ». La tragique conséquence de cette posture amène irrémédiablement à un oubli, voire un mépris, des différents opprimés de ce monde que les luttes plus traditionnelles n’ont cessé de visibiliser.

C’est certainement là que Moins ! et l’ensemble du mouvement décroissant se distinguent de la majeure partie des prises de position effondristes : on milite pour un agir politique collectif clairement anticapitaliste et antiautoritaire, qui fasse de la destruction du système actuel et de toutes ses oppressions, comme de la construction d’une alternative, des nécessités non-dissociables. Plus que de permettre à une minorité d’avoir la liberté de changer le sens de sa vie, il faut permettre à toutes et tous d’avoir la liberté, condition indispensable à la constitution d’une société qui fasse sens.

Au-delà de cet aspect, on peut encore dire que là où la collapsologie promeut la simplicité et l’autonomie comme nécessités, voire comme rapport spirituel, et que ces principes sont principalement portés par l’individu et son agir, la décroissance et l’écologie politique décryptent plus profondément ce que signifie notre rapport social (et donc collectif), politique et économique à ces concepts, par ailleurs partagés. Ainsi, on cherche à questionner, notamment autour des réflexions des « précurseurs de la décroissance », les idées de progrès, de développement, de taille, de technologie, qui renferment en elles-mêmes des rapports de domination et qui, comme le sexisme ou le racisme, dépassent la simple question de notre société industrielle et de ses conséquences. Tout cela se retrouve dans le spectre des articles et des dossiers thématiques que l’on propose à nos lecteurs et nous semble complémentaire, à la fois de la compréhension traditionnelle de l’émancipation que de celle de l’effondrement et des réponses à y apporter.

Il reste à nous poser la question de l’efficacité, ce à quoi nous contraint l’urgence climatique et on peut ici envisager la collapsologie comme une stratégie cherchant à réveiller le plus d’esprits au plus vite, quitte à mettre de côté les dimensions plus complexes ou conflictuelles. Cette stratégie semble relativement bien fonctionner et la posture effondriste risque de prendre encore plus de place et d’espace avec le temps. Il nous reste donc à lutter pour qu’à partir du constat de l’effondrement de notre société soient indéniablement considérées les questions sur sa structure et ses conséquences.

Du côté de la Suisse, les personnes intéressées par le thème de l’effondrement ont pu retenir le nom de Piero San Giorgio, idéologue d’un survivalisme d’extrême-droite. Selon vous, le public qu’il est susceptible de toucher est-il véritablement nombreux, de sorte qu’il faudrait réellement s’en méfier ? Par ailleurs, dans leurs ouvrages, Servigne, Chapelle et Stevens en appellent à créer des BAD (Bases Autonomes Durables) en complément des ZAD (Zones Autonomes Durables). Au-delà du folklore postapocalyptique (des humains irradiés qui iraient se terrer dans des bunkers pendant que le monde naturel se délite, comme dans un roman de Philip K. Dick), peut-on réellement attendre quelque chose de cette tendance survivaliste ?

Difficile de faire un constat explicite… Piero San Giorgio est bien une porte d’entrée vers la question de l’effondrement, comme il en existe de multiples autres. En Suisse, le mythe du réduit national, instauré durant la Seconde Guerre mondiale, reste dans l’imaginaire de nombreux habitants. La question du survivalisme d’extrême droite et du repli sur soi existe donc bien. La méfiance doit être de mise car ils ont indéniablement la possibilité de capter l’attention d’une partie des gens désillusionnés par notre société, qui n’en voient plus le sens. Le fait que le gouvernement du canton du Valais, par l’entremise d’Oskar Freysinger, politicien membre du parti populiste de l’Union Démocratique du Centre, prenne San Giorgio en tant que consultant est très problématique. Cela veut dire qu’ils ont considéré la problématique et décidé d’y répondre par l’entremise d’un fasciste. Fort heureusement des réactions ont mis fin à cette collaboration. Ce qui est certain, c’est qu’il y a en Suisse un certain fond d’extrême droite qui se matérialise par la place de l’UDC en tant que premier parti au niveau national. Les franges plus radicales, antiparlementaires, existent partiellement mais sont très peu présentes, du moins dans l’espace public. Il faut dire que la « paix sociale » très prégnante en Suisse, et son corollaire le consensus démocratique, évitent certainement un basculement d’une frange vers un activisme plus tranché. À cela il faut ajouter le fait que les milieux de droite et d’extrême droite parlementaires sont plutôt réfractaires à l’idée du changement climatique et très imprégnés des idéologies bourgeoises, propriété privée et croissance en tête. Et c’est peut-être sur ces deux points que les survivalistes se distinguent et pourraient attirer une part de la population qui se positionnerait en rupture.

Ancrée en Occident dans un XXIe siècle globalisé, sur-technologique, désindustrialisé, au confort matériel accru, où l’individu est central, la collapsologie, avec son discours spécifiquement écologique, a la particularité de sortir des discours orthodoxes (par ailleurs de moins en moins diffusés et partagés) de la gauche radicale, ce qui amène indéniablement à une réduction des divergences avec l’extrême droite. Ainsi, les antagonismes nationaux de classes, les impératifs de production, les diverses oppressions systémiques, les solutions techniques et les combats politiques ne semblent plus être des perspectives. Mais, parmi cet amas de constats (non exhaustifs) de la réalité du mouvement collapso, il s’agit aussi de décrypter ce qui pourrait être porteur.

La nécessité de réponses rapides, dont la BAD – sorte de modèle alternatif possible – est l’exemple le plus frappant, entre directement en opposition avec la lenteur et la centralisation traditionnelle des institutions. En résulte la défense d’une certaine autonomie qui se traduit politiquement. Le même phénomène de rejet de l’institué ou du constitué, notamment au niveau économique ou technique, se fait aussi sentir. On considère dès lors les limites de tout ce qui nous fait exister, mais aussi de tout ce qu’on fait exister. Le discours peut alors se concentrer sur des postures plus directes et fondamentales interrogeant la vie dans tous ses aspects et ses rapports. Une réflexion qui nous rappelle en quelques points les positions communalistes de l’avant-guerre en Espagne, même si le discours sur l’organisation sociale souhaitée semble bien moins clair et tranché. Un exemple clef concerne la mise en avant par les collapsologues de l’impératif, des possibilités ou de la joie que peuvent représenter les communs. Certes complètement déconnectée de la nécessaire analyse marxiste et anticapitaliste, cette défense du collectif n’aurait-elle pas tout de même un fond relativement révolutionnaire ? Ainsi les BAD et les positions effondristes ont la faculté de nous amener à penser en dehors du cadre démocratique, industriel et capitaliste qui nous a façonnés jusqu’à aujourd’hui. Elles peuvent nous recentrer sur la question du monde que nous voulons.

Mais à quel point cette posture nouvelle peut être portée (ou contrée) par les milieux survivalistes d’extrême droite et leurs différentes valeurs ? Et à quel point les mouvements antiautoritaires, socialistes, révolutionnaires et anticapitalistes arriveront-ils à faire vivre un discours politique inclusif dont la solidarité et la pluralité seraient des piliers ?

D’une manière générale, nous observons que les milieux de gauche traditionnels, syndicats et partis en tête, encaissent mal qu’une partie de ces jeunes mouvements voient « un autre monde possible » ou « la fin de notre civilisation », alors que les 150 dernières années de luttes ont vu cet objectif final s’éloigner de plus en plus et les combats se cantonner à la demande ou à la défense d’acquis. D’autres, dont les luttes concernent les oppressions sectionnelles (racisme, sexisme, homophobie…), semblent très critiques de ces nouveaux mouvements sociaux dont ils craignent le manque de considération et la critique acerbe de la violence. En ce sens, nous pensons que les mouvements politiques actuels ont un regard analytique indispensable à apporter, et on voit déjà le fruit de ceux qui ont décidé de le faire. L’épisode de la « Lettre ouverte aux militant-e-s d’Extinction Rebellion » place du Châtelet, le 11 octobre 2019 à Paris, en est un très bon exemple, et les répercussions des discussions et débats qui ont eu lieu là-bas font écho jusqu’en Suisse. Ensemble, il nous semble exister l’opportunité de remettre au goût du jour des dynamiques et volontés de changement radical de société, de faire connaître les riches luttes actuelles et passées, et enfin de refaire vivre la possibilité de mouvements sociaux qui dépassent l’existant pour nous faire réfléchir à ce que l’on voudrait.

En résulte une question charnière : est-ce que cette vague collapsologue tendra à hiérarchiser les luttes et à oublier le caractère dominateur d’autres aspects de la vie ? Seule la vitalité commune de tous les mouvements émancipateurs peut nous amener à éviter de tomber dans le caractère fascisant que peut représenter cette posture, dont le survivalisme est le plus inquiétant représentant.


[Moins!](https://www.achetezmoins.ch/)


62 Michel Jacucha

La première tâche de l’homme, c’est de dire « non » L’avenir était quand même mieux avant la fin du monde