Pour une écologie libertaire sans compte à rebours

Pour une écologie libertaire sans compte à rebours
Aventures et mésaventures de l’effondrement

José Ardillo

Commençons par un petit exercice de spéculation historique. Projetons-nous au siècle passé, au début des années 1970. À cette époque la population mondiale avoisinait les quatre milliards, l’urgence écologique était devenue un fait officiel dans tout le monde civilisé, notamment à la suite du célèbre Jour de la Terre1 et des premiers rapports écologiques concernant la soutenabilité, avec également les livres de Barry Commoner ou de Paul Erlich, entre autres. Il relevait alors du lieu commun d’affirmer que l’humanité entrerait en crise aux alentours de l’an 2000, une date qui à seulement trente ans d’écart apparaissait comme une limite à la fois mythique et infranchissable. La science-fiction, au moyen du cinéma, des bandes dessinées et de la littérature, alimentait cette inquiétude au sujet d’un désastre qui semblait imminent. Souvenons-nous que l’opinion publique occidentale était agitée par la guerre du Vietnam, les conflits sanglants sur le territoire dudit « Tiers Monde », les tensions avec les pays arabes, etc. Au sein d’un tel panorama, la menace environnementale et son cortège funeste de pollutions venaient compléter un tableau apocalyptique qui, aux yeux de beaucoup de gens, était amené à constituer le futur de la société industrielle.

Or, imaginons que dans ce contexte historique nous ayons annoncé à un militant écologiste français qu’en 2020 la civilisation aurait continué d’exister sur une Terre où la population aurait largement doublé. Nous aurions dû essayer de le convaincre que cinquante ans après le moment où il vivait, époque qui semblait constituer l’antichambre du désastre, la France aurait encore été une nation raisonnablement stable, avec une population de 67 millions d’individus et dotée d’une espérance de vie moyenne par habitant tout à fait enviable. Les villes n’auraient pas été abandonnées, leur expansion aurait bien plutôt explosé alors que le domaine de la consommation se serait étoffé par de nouveaux services, insoupçonnés dans les années 1970. Nous aurait-il crus ? Et encore, si nous lui avions dit que l’on pourrait trouver dans les grands supermarchés des produits estampillés bio, par exemple, des aliments produits avec moins de substances chimiques ? Si nous lui avions dit que les collectivités locales instaureraient le tri obligatoire des déchets et le recyclage ? S’il avait su que plusieurs milliers de personnes auraient passé contrat pour leur fourniture en électricité auprès d’une coopérative de producteurs d’énergies renouvelables ? Aurait-il cru que les traitements homéopathiques seraient partiellement incorporés par l’État dans le système de santé ? Qu’aurait-il pensé si nous lui avions dit que la civilisation de l’automobile survivrait aux prophéties les plus funestes et entamerait lentement une nouvelle transformation vers une mobilité électrique et prétendument plus soutenable ? Qu’aurait-il pensé en voyant des enfants de dix ans manipuler des smartphones ou des milliers d’étudiants et de jeunes gens voyager sans trêve sur des vols low cost ?

Inversement, revenons en 1970 et pénétrons dans le bureau d’un technocrate français, fidèle croyant au Progrès, chef d’entreprise à la tête d’un grand groupe. Qu’aurait-il pensé si nous lui avions dit que la formidable croissance industrielle à l’avant-garde de laquelle il se trouvait alors devrait essuyer assez vite un ralentissement considérable ? Aurait-il pu croire qu’à partir de 1973 l’économie entrerait dans une inévitable récession ? Aurait-il cru qu’au bout de vingt ou trente ans, l’énergie nucléaire qui se présentait alors comme une prometteuse source de richesse et de prospérité, s’enliserait dans un labyrinthe constitué de gigantesques hausses de coûts, de problèmes techniques impossibles à résoudre et d’une opposition populaire déterminée ? Aurait-il cru qu’à partir de l’an 2000 les dépenses en énergie représenteraient une partie toujours plus importante du budget d’un foyer moyen, susceptible d’asphyxier les autres activités de consommation ? Aurait-il accepté que la possession d’un logement médiocre et mal conçu devienne, petit à petit, un privilège ou, pire encore, un marché arrangé par les institutions bancaires, avec le consentement de l’État, pour soumettre les citadins à une lente et mortifère servitude ? Quel effet aurait eu sur lui la vision de marchés français envahis par des produits industriels chinois de piètre qualité et d’une France transformée en un banal objet touristique ? Mais par ailleurs qu’aurait-il pensé s’il avait su que les problèmes de pollution n’avaient trouvé de solution que pour une faible part voire, dans certains domaines comme l’incinération des déchets, la radioactivité, les herbicides, la pollution urbaine ou les rejets dans l’eau de mer, pas du tout ? Nous aurait-il fait confiance si nous lui avions dit que les prévisions de réchauffement climatique avaient trouvé confirmation bien qu’à son époque les informations fussent contradictoires et en rien concluantes (elles ne le sont toujours pas aujourd’hui) ? Qu’aurait-il pensé de l’augmentation inquiétante des taux de cancer, dans tout le pays, à partir des années 1980 ? Et de la mortalité des abeilles, de la disparition inéluctable de terres fertiles et cultivables ? Et ainsi de suite.

Pouvons-nous apprendre quelque chose de ces deux improbables aperçus d’un futur qui constitue, en réalité, notre présent ?

La première chose que nous pourrions remarquer est que s’il y a bien eu un écroulement de l’idéal du Progrès né dans l’après-guerre, nous pourrions également avancer qu’il s’est produit un effondrement… de l’idée même d’effondrement. L’évolution récente de la société montre à l’œuvre une force incoercible qui parvient à intégrer dans le même temps des principes en apparence opposés. On peut certes désespérer de ce fait, mais on ne peut pas le nier. En dépit des sombres prédictions des écologistes d’il y a cinquante ans notre société a fait preuve d’une énorme résilience. En disant cela je ne veux pas du tout nier que la situation (je parle ici en termes strictement écologiques, si tant est que cela soit possible) ait globalement empiré. Mais le destin de notre civilisation nous expose à des paradoxes actuellement inextricables…

Nous devons donc apprendre à relativiser non pas l’impact de la destruction écologique mais bien plutôt l’impact du message des collapsologues. Les alertes au sujet du désastre écologique se manifestent régulièrement depuis des décennies et, pour l’essentiel, ne changent pas grand-chose. En quoi réside la nouveauté de cette vague-ci, empreinte de collapsologie ? Est-ce sa prétendue base scientifique ? Son audace médiatique ? Son éclectisme déclaré ? Son messianisme à peine dissimulé ? Rien de tout cela ne doit nous impressionner plus que de raison2.

Revenons au paradoxe des regards croisés qui anticipent notre présent. À coup sûr, notre écologiste des années 1970 ne se serait pas du tout laissé séduire par notre récit du futur. Ou peut-être que si ? Tout réside ici dans une interprétation des faits la plus correcte possible. Et à cette fin la futurologie n’est d’aucune utilité ; seul compte le type de jugements de valeur que nous appliquons d’ores et déjà dans le présent. Avant d’être une anticipation des maux à venir, l’écologie politique consiste à appréhender ce qui s’est déjà produit et ce qui est en train de se produire. En ce sens, un écologiste lucide des années 1970 aurait pu fort peu s’étonner du maintien de la société industrielle alors que dans le même temps il aurait méprisé et tenu pour partielles et trompeuses toutes les avancées en agriculture biologique, dans le domaine des énergies renouvelables, du recyclage, etc. Inversement, de nouveau, l’entrepreneur technocrate, sans même être doté d’une grande intelligence (un présupposé théorique fort plausible !), aurait rapidement jugé l’état des lieux futur comme un mal nécessaire et inévitable pour son idéal grandiose de modernisation. Son instinct prédateur lui aurait fait deviner, sans même que nous lui révélions toutes les informations, que le monde à venir ressemblerait autant à un désert qui croît qu’à une prolifération de marchandises… En définitive, pour peu que nos deux personnages hypothétiques eussent exercé leurs capacités intellectuelles, il seraient tombés sur quelque chose d’assez proche de la vérité qu’ils cherchaient. Le problème, comme toujours, est que leurs diagnostics auraient mélangé leurs connaissances empiriques et leurs jugements de valeur. Il n’aurait pas été seulement question d’objectivité mais également d’un dialogue entre deux visions du monde opposées3.

Parenthèse historique : Provos, catastrophistes, écologistes libertaires

À la fin des années 1960 et au début des années 1970, dans le sillage des mouvements de la jeunesse contestataire, apparurent ici ou là des groupes et des publications centrées sur la question écologique et la critique de la société industrielle capitaliste.

Un entretien de Roel Van Duyn, réalisé par Francisco Carrasquer au début des années 1970, est révélateur du climat de cette époque. Carrasquer était un vieux militant libertaire espagnol, qui avait participé à la révolution de 1936, tandis que Van Duyn était un des fondateurs du mouvement Provo en Hollande. Cet entretien, significativement intitulé « De la catastrophologie à la révolution » surprend par l’actualité des thèmes traités4. À ce moment-là Van Duyn avait évolué, depuis l’époque simplement subversive et contre-culturelle de Provo, vers une position écologiste plutôt libertaire, héritière d’auteurs tels que Kropotkine et tournée vers une réforme radicale des modes de vie. Van Duyn faisait état de sa préoccupation pour l’agriculture biologique mais également pour l’amélioration des conditions de vie en ville, l’attention portée aux personnes âgées, la possibilité d’occuper des logements vides, la mise en place de technologies adaptées aux besoins humains, etc. Il parle de la « catastrophologie » comme d’une activité révélatrice des désastres écologiques et susceptible d’aider à la création d’une conscience disposée au changement. Il cite élogieusement Kropotkine et indique qu’il est nécessaire d’actualiser le legs du penseur russe en révisant sa conception du changement social et de la révolution. Van Duyn préconise une vision moins agressive de la transformation de la société. Le « Provotariat » doit être une force consciente, avant tout créative et constructive5.

Il est évident qu’entre les deux auteurs s’établit tout de suite un lien de sympathie. Le dialogue a quelque chose de symbolique : deux générations de révolutionnaires s’y font face, issus de contextes et usant de méthodes très différentes, mais avec quelque chose qui les unit malgré tout. Par ailleurs, les déclarations de Van Duyn montrent à grands traits ce à quoi ressemblera la philosophie écologique travaillant de l’intérieur les mouvements sociaux. Il faut signaler qu’une des stratégies des Provos/Kabouters consistait à infiltrer les institutions. Ainsi, par exemple, ils entraient dans les conseils municipaux et cherchaient à y diffuser leurs idées. Ces tactiques d’entrisme municipal n’auraient peut-être pas déplu aux défenseurs du municipalisme libertaire, tels que Bookchin, avant tout parce que les Provos comme Van Duyn continuaient d’être très actifs en dehors des institutions et s’efforçaient de ne pas perdre le contact avec la base et ce qui se faisait dans la rue. L’évolution subséquente de Van Duyn, devenu agriculteur et par la suite initiateur du Parti Vert hollandais, n’est pas un cas exceptionnel. Tout cela appartient à une certaine atmosphère d’époque6.

Dans son article « The Black Flag of Anarchism »7, Paul Goodman a adressé des commentaires très critiques à l’utopie Provo :

les provos les plus sophistiqués se sont laissés abuser par une vision désastreuse du futur, une nouvelle Babylone, une société dans laquelle tout le monde chantera, fera l’amour et entreprendra ses propres activités, pendant que les machines accompliront tout le travail ordinaire. Ils ne comprennent pas que dans une telle société ce seront les technocrates qui auront le pouvoir, et qu’eux-mêmes se retrouveront colonisés comme des Indiens dans une réserve.

Goodman a raison, mais il écrit cet article en 1968, lorsque le mouvement Provo était encore trop imprégné de l’hédonisme banal de la contre-culture. Cet hédonisme, il faut le souligner également, supposait une première réaction nécessaire contre la société productiviste et, sous certains aspects, l’évolution postérieure des Provos vers une conscience écologique plus assurée peut être comparée à celle qu’entreprirent certains membres du groupe des Diggers de San Francisco.

À ce moment-là, la naissance d’une écologie libertaire était liée à l’héritage de Kropotkine8. La réédition de Champs, usines et ateliers entreprise en 1973 par Colin Ward, est assez symptomatique à cet égard. Il accompagne sa réédition d’un appareil de notes comprenant des références multiples à des auteurs préoccupés par l’agriculture, l’urbanisme, l’écologie, etc. Ward sauve de l’oubli l’œuvre de Kropotkine afin de la poser en ouvrage de référence pour la nouvelle conscience écologique. Dans la conclusion il compare le livre de notre auteur avec le manifeste Blueprint for Survival, publié en 1972 par The Ecologist, une référence classique de l’écologie. Ward ne cesse d’indiquer que, dans ces deux textes, les moyens envisagés pour la transformation sociale vont dans le même sens bien que la stratégie des écologistes, en raison de sa dimension réformiste, diffère de celle de Kropotkine9.

Les années 1960 et 1970 marquent ainsi le timide éveil d’une conscience écologique encore incorporée dans une philosophie utopique et libertaire. Cette histoire est bien connue en France. Dans son livre La naissance de l’écologie politique en France : une nébuleuse au cœur des années 1968, l’historien Alexis Vrignon a brossé un tableau assez complet des débuts du mouvement écologiste en France à travers ses protagonistes, ses groupes et ses publications. On y trouve des éléments essentiels pour mieux comprendre la généalogie de la critique écologique en France et dans d’autres pays européens. Dans le cas français, l’écologie politique est née dans la continuité naturelle de Mai 1968 et des courants de la contre-culture d’Amérique du Nord. Vrignon analyse la trajectoire de figures comme Pierre Fournier, Alexandre Grothendieck, Alain Hervé ou Brice Lalonde, ainsi que de publications devenues légendaires telles que Survivre et vivre, La Gueule ouverte ou Le Sauvage. Il ressort de cette période le caractère hétérodoxe et provocateur des premiers moments de l’écologie en France. Pour prendre un exemple, un personnage comme Fournier rompt avec toute forme de militantisme gauchiste, typique du moment, et adopte une critique de l’idéologie du Progrès et de la société industrielle qui, sous bien des aspects, reste encore d’actualité. En dépit de ses origines droitières, Fournier a évolué, selon Vrignon, vers un naturisme libertaire, préconisant tout autant un certain retour à la terre que l’établissement d’une société constituée de communes volontaires et autonomes. À son époque, Fournier interroge la vague gauchiste procédant de Mai et relève l’aspect superficiel du mouvement révolutionnaire, comme l’écrit Vrignon :

il salue certes le rôle de Mai 68 dans la diffusion et la radicalisation d’une critique de la société de consommation, de l’aliénation de la vie quotidienne et de l’exploitation par le travail. Néanmoins, il reste très critique à l’égard d’une prise de conscience encore très superficielle à ses yeux dans la mesure où elle met en cause les conséquences délétères d’un modèle économique sans aller jusqu’à la nécessité de reconstruire la société sur des réalités biologiques comme lui-même le souhaiterait10.

Vrignon évoque également les écrits de Charbonneau, les débuts du mouvement antinucléaire en France ou la fondation du groupe des Amis de la Terre.

Indépendamment des stratégies électoralistes d’une partie du mouvement écologiste en France à partir de la moitié des années 1970, on ne peut nier que l’écologie naquit en France en tant que tentative de rupture, cherchant à orienter le combat politique selon des coordonnées en contradiction avec celles qu’avaient traditionnellement acceptées les mouvements de gauche, qu’ils soient révolutionnaires ou institutionnels. Cela lui valut, dès ce moment, de subir diverses attaques au sein de la gauche radicale elle-même, qualifiant le projet écologiste de réactionnaire, petit-bourgeois ou simplement d’agent de diversion des forces sociales. Dans un autre contexte, et dans des circonstances un peu différentes, l’écologie continue aujourd’hui d’être insultée à l’aide d’arguments semblables11.

Pendant les années 1970, une bonne partie du mouvement écologiste reprit à son compte la contestation libertaire initiée dans la décennie précédente et, grâce à des auteurs comme Ivan Illich ou Charbonneau, elle redéfinit le terrain du conflit, en le situant bien au-delà de la question ouvrière, de la lutte des classes ou du seul anticapitalisme, dans un champ plus vaste et complet, celui de l’interaction entre l’humanité et la nature, de la recherche de l’autonomie matérielle et d’une responsabilité personnelle, qui concernait à peu près tout le monde. Les manifestes théoriques des groupes écologistes dans des pays comme la France ou l’Espagne démontrent une vision globale des problèmes qui porte encore la marque émancipatrice inspirée par les années 1970.

En critiquant aujourd’hui la collapsologie et le nouvel écologisme de la catastrophe, nous devrions prendre en compte les deux aspects suivants. Le premier est qu’une simple esquisse historique peut nous aider à situer la collapsologie à l’intérieur de ce panorama d’un passé récent quelque peu oublié. Retracer l’histoire des luttes et des mouvements, même à très grands traits, nous permet de vérifier à quel point une tendance comme la collapsologie s’inscrit dans cette répétition rituelle de vieilles idées dans le contexte banal de notre présent. Lorsqu’on perd les marques du passé, il devient nécessaire, à chaque moment, de tout recommencer à zéro comme si rien ne s’était produit, sans mémoire des époques antérieures et presque sans référence à ce qui a déjà été accompli. Dans un article où il évoquait justement la trajectoire du groupe Survivre et vivre, Matthieu Amiech déplorait qu’au début de ce siècle, dans le cadre des luttes anti-OGM, une expérience aussi passionnante ait été pratiquement ignorée :

comment expliquer alors son peu de postérité, et qu’autour de l’an 2000, quand se rouvrirent toutes les questions sur lesquelles Survivre avait élevé le débat à un niveau si élevé, tout fut quasiment à recommencer pour celles et ceux qui voulaient d’urgence s’en ressaisir12 ?

Le second aspect à relever a beaucoup à voir avec ce que la collapsologie peut représenter aujourd’hui aux yeux de la société. En effet, s’agissant d’un courant qui, pour une bonne part, se présente comme une philosophie écologiste, il nous appartient de critiquer sa nouveauté supposée et son ignorance du passé récent, en nous efforçant en même temps de ne pas répéter les attaques d’une gauche qui, aujourd’hui comme hier, reste ancrée dans certains dogmes idéologiques.

Par où commencer ?

Nous avons déjà dit plus d’une fois qu’il s’agirait en réalité de reprendre les problèmes là où ils furent laissés dans les années 1970. Castoriadis reconnaissait que l’écologie pouvait être une force révolutionnaire mais que, à elle seule, elle s’avérait insuffisante pour forger un projet politique. Pour le philosophe, l’écologie pouvait être aisément intégrée dans un programme dictatorial ou, dans des circonstances de pénurie généralisée, devenir un élément d’une politique étatique autoritaire qui imposerait aux plus pauvres des conditions de vie à peine supportables13. Il est possible d’en déduire que Castoriadis réduisait l’écologie à une simple affirmation des limites à l’expansion économique, sans se rendre compte que les mouvements écologistes de l’époque étaient engagés en faveur d’une vision politique fondée sur l’entraide, fédéraliste et libertaire, sans laquelle parler de limites n’aurait aucun sens. En d’autres termes : l’écologie politique ébauchée il y a cinquante ans était inséparable d’une critique implacable de la domination.

En ce sens, que pourrait-on sauver dans la collapsologie ou dans n’importe quelle autre tendance écologique actuellement popularisée en France ?

Dans son étude, Alexis Vrignon dit :  

En définitive, qu’ont en commun le biologiste convaincu de la nécessité de préserver les écosystèmes, le naturiste pour qui une alimentation saine est le plus sûr rempart contre la décadence de la société ou encore le militant de la deuxième gauche en lutte contre un aménagement du territoire trop autoritaire ? Au-delà de leurs différences, tous aspirent à une nouvelle articulation des rapports entre la nature et la société, seule solution à leurs yeux pour sauver l’un et l’autre14

Oublions un instant les diverses manifestations sous lesquelles se décline de nos jours la philosophie écologiste (décroissance, zadisme, alternativisme, spiritualisme, villes en transition, collapsologie, etc.) et osons affirmer qu’une bonne part des attaques que reçoivent ces tendances relèvent d’une doctrine du changement social inspirée des dogmes de l’ultra-gauche (y compris d’un anarchisme que nous pourrions considérer comme un calque de la sociologie marxiste). Ainsi, c’est une chose de fustiger la diffusion médiatique de la collapsologie et l’ingénuité politique alarmante qui caractérise souvent les collapsologues ; c’en est une autre, très différente, de nier en bloc ce qui constitue, à nos yeux, les meilleures contributions du mouvement écologiste des années 1970 et qui, même d’une manière informe ou à peine reconnaissable, subsiste au cœur de toute proposition écologiste actuelle.

Quelles sont, selon nous, ces contributions ?

La proposition écologiste rompt définitivement avec le dogme de la lutte des classes, avec l’espérance d’une grande révolution rédemptrice et, surtout, avec cette idée des fronts de lutte opposant des oppresseurs et des opprimés parfaitement définis, typiques de la tradition d’extrême gauche15. L’aspect confus que beaucoup reprochent à la proposition politique de l’écologie est avant tout le fruit d’une volonté obstinée d’appliquer à l’écologie les schémas propres à la lutte politique dans les courants de gauche. Ces schémas sont incapables de rendre compte de la véritable nature des positions stratégiques que l’écologie met sur la table. Par son insistance sur la responsabilité personnelle, l’écologie n’oublie pas qu’il existe dans notre société des groupes qui détiennent le pouvoir et que ce sont eux qui imposent leurs normes, mais il n’est pas fortuit que la conscience écologique soit apparue dans des sociétés pacifiées et fondées sur le consensus, où la complicité avec la mentalité de l’oppresseur est très grande et dans lesquelles, étant donné l’ampleur de l’atomisation et de la fragmentation, la conscience de l’individu, sa capacité de dire non et de résister en vient à jouer un rôle crucial. Mais cela n’est pas nouveau. Les germes de la pensée écologique ne l’oublions pas, dans son versant naturaliste et libertaire, furent semés par quelqu’un comme H. D. Thoreau, penseur radical dont la révolte commence précisément par un geste individuel, dans les marges de la société. Ces marges existaient et continuent d’exister dans nos sociétés développées et c’est précisément là que les écologistes déploient leurs pratiques.

Pour la perspective écologiste, la révolte populaire ou la révolution ne sont pas les moments privilégiés de la prise de conscience. La sensibilité et la conscience critique, pour beaucoup d’écologistes, se construisent à travers un idéal de vie, une construction vitale dont l’affrontement violent avec l’autorité instituée ne constitue pas nécessairement le point culminant. En ce sens, quel peut être le contenu éthique que l’écologie oppose à la perpétuation de l’oppression ? En exigeant le respect de tous les êtres vivants, l’écologie désarme ceux qui veulent accuser les écologistes de manquer de solidarité. En refusant la cruauté qui n’est pas nécessaire et les relations de pouvoir, l’écologie cherche à organiser la défense de tous, en comptant sur la considération de tous : dans un cas elle défendra la femme face à la brutalité de l’homme, mais dans un autre cas elle défendra les enfants face à la brutalité de la femme, ou bien encore elle s’efforcera de préserver les plantes, les insectes ou d’autres êtres vivants de la brutalité des hommes, des femmes et des enfants.

On accuse l’écologisme de se désintéresser de la lutte pour l’égalité, quand précisément ce qu’il dénonce est le caractère abstrait de cette égalité et le piège qu’elle implique pour tout projet émancipateur. En effet, quelle serait l’égalité dans ce cas ? L’égalité de nos revenus ? L’égalité d’accès à la santé publique et à l’éducation ? L’égalité dans la taille de notre logement ? L’égalité des chances ? Mais justement, depuis les années 1970, l’écologie a dénoncé le caractère manipulateur et mystificateur de toutes ces prétendues avancées sociales. Après la lecture d’auteurs comme Illich nous ne pouvons plus accepter aucune conquête sociale sans avoir interrogé auparavant son contenu réel. L’argument qui, sous prétexte de défendre les classes pauvres, débouche sur l’idée que nous ne saurions refuser à personne le minimum vital que les petits-bourgeois possèdent déjà n’est qu’une nouvelle excuse pour bloquer un véritable progrès du projet d’émancipation16. Un projet qui est inséparable d’un questionnement sur le mode de production et de consommation tel qu’il se manifeste dans notre société moderne hyper technicisée. En ce sens, nous pouvons certes nous divertir en observant avec ironie les contradictions et les absurdités dans lesquelles tombent les petits-bourgeois convertis en écologistes, mais il serait malheureux qu’une telle entreprise, de toute manière bien peu méritoire, ne serve qu’à nous maintenir figés dans les schémas de la lutte des classes et de l’égalitarisme, si chers à la gauche17.

L’écologie abandonne cette obsession pour la sociologie des classes et des groupes. Mais ne pas vouloir adopter une position d’affrontement agressif n’est pas nécessairement le signe d’une démission. Dans un certain sens, il s’agirait exactement du contraire. L’engagement écologiste ne doit pas s’épuiser dans le fracas d’une révolte, mais bien chercher à créer des espaces et des modes de résistance épousant indissolublement la vie elle-même. L’écologie ne préconise ni l’antagonisme ni la haine, car elle sait que la haine est un chef despotique qui imposera à la longue de douloureuses servitudes. En appeler à la conscience morale et à la responsabilité personnelle est, à mon avis, un des points qui relie l’écologie à la philosophie la plus authentiquement libertaire18. Mais, il faut y insister, cela ne signifie pas que l’on nie les relations de pouvoir. Reprocher cela à l’écologie, même sous ses formes les plus dégradées, me paraît hors de propos. Le problème, précisément, est que la situation s’est inversée au sein de la critique sociale contemporaine : c’est parce que la critique de gauche cherche à ôter toute responsabilité au travailleur ou au consommateur modeste dans l’enchaînement d’effets désastreux souligné par l’écologie, qu’à l’intérieur de notre société moderne l’individu ainsi privé de responsabilité pourrait perdre son caractère humain et se transformer en un rouage. On a l’impression que la sociologie radicale de gauche ne souhaite pas de personnes libres mais seulement des objets théoriques adaptés à ses schémas mécanistes.

Le fait que la proposition écologiste se désintéresse sous divers aspects de la vieille tradition révolutionnaire ne veut pas dire qu’elle néglige d’œuvrer à une transformation radicale de la société. Comme on le sait, son contenu essentiel réside, d’un côté, dans l’élaboration d’expériences collectives ou individuelles qui puissent servir de base à une transformation sociale de grande ampleur, peu importe le temps que cela prenne. Soit dit en passant, c’était aussi le programme d’un penseur libertaire comme Gustav Landauer. Un autre trait caractéristique de l’écologisme consiste en la diffusion pacifiques d’idées et, évidemment, l’action résolue en soutien d’objectifs que l’on considère de grande importance. Ces objectifs ont pu être la lutte anti-nucléaire ou la lutte contre l’agriculture transgénique dans le passé. Plus récemment, des luttes comme celles du Val de Suse ou de Notre-Dame-des-Landes fournissent des exemples de communautés qui s’organisent pour protéger des espaces ou des formes de vie de la voracité industrielle. Voilà qui semble constituer une marque distinctive de l’écologisme : davantage qu’une ligne offensive, l’idée d’organiser la défense de quelque chose qui détient une valeur en soi (qu’il s’agisse d’une espèce en danger d’extinction, d’un territoire, d’une pratique agricole ou d’élevage, etc.)

Nous devons prendre en compte une chose importante : dans des moments de crises majeures, les gens ressentiront d’une manière plus ou moins précise le désir impérieux de faire sécession d’avec le mode de vie que le système capitaliste industriel leur a assigné à perpétuité, même s’ils ne sauront pas bien dans quelle direction aller. Quand cette menace se fera jour, de nombreux secteurs de la gauche se précipiteront au secours de ce système, en rappelant à tous quels sont les objectifs auxquels on ne peut renoncer et de quel côté se trouve le réalisme politique (progrès, justice sociale, égalité …). C’est la raison pour laquelle la lutte écologiste, aussi bien dans sa dimension constructive que dans sa dimension défensive ou résistante, se trouve condamnée à rester minoritaire dans nos pays où la gauche a grandement intérêt à ce que rien n’échappe à son empire idéologique, qui recouvre pour l’essentiel l’idéologie progressiste du capitalisme. Dans la mesure où « écologie » signifie désertion, l’État, qu’il tende vers la gauche ou vers la droite, peu importe, préférera dans un cas extrême le désordre et la révolte populaire avant toute menace d’une désertion des habitudes de vie instaurées par le système en place. C’est en ce sens que l’on peut également interpréter cette formule de Lewis Mumford :

Du point de vue de la mégamachine, la sécession complète constitue l’hérésie et la trahison, sinon la preuve d’un dérangement de l’esprit. Ainsi le pire ennemi de l’économie d’abondance ne serait pas Karl Marx mais plutôt Henry Thoreau19

Mais revenons au début… Je suis bien conscient de parler d’une vision globale de l’écologie qui survole un peu toutes les tendances écologistes, parfois différentes et rivales. Malgré tout, je crois que chacune à sa façon, toutes les écologies pourraient rassembler les caractéristiques ici décrites. Une écologie libertaire ou véritablement radicale ne le sera pas moins si elle reconnaît sa parenté plus ou moins proche avec tout ce qui vient d’être signalé. Si on laisse de côté son succès médiatique et éditorial, je ne pense pas que la collapsologie puisse nous porter bien plus loin que ce qui a été accompli aux origines de l’écologie politique. Sa pédagogie de la catastrophe ne peut qu’aboutir à une infantilisation des lecteurs et du public intéressé, tandis que sa légèreté politique l’éloigne d’une véritable compréhension des problèmes. Étant privée d’une perspective historique, elle se situe dans un présent dépourvu de caractères notables : son unique référence fiable est la fin du monde. Je ne trouve pas intéressante une écologie en attente d’un futur promis à l’éclatement, une écologie qui prophétise la fin de tout et, en définitive, peine à reconnaître que cette société devrait être questionnée même si la menace d’un « collapse » disparaissait de son horizon.

Quoi qu’il en soit, je souhaite avec ce texte défendre quelques principes écologiques qui ont émergé bien avant et qui perdureront dans le temps, bien après toute mode radicale. Au-delà de la critique, certes nécessaire, de la collapsologie, il me paraît important de sauvegarder ces principes. Ce sont eux qui pourront constituer le fondement d’une philosophie libertaire future.

José Ardillo

Traduit de l'espagnol par Renaud Garcia


  1. Célébré pour la première fois le 22 avril 1970 sous l'impulsion du sénateur du Wisconsin Gaylord Nelson, le Jour de la Terre marque tous les ans l'anniversaire de la naissance du mouvement environnemental le plus important de la planète. 

  2. On peut lire également une tentative de relativisation historique du phénomène de la collapsologie dans l'article de Jean-Baptiste Malet, «La fin du monde n'aura pas lieu», Le Monde diplomatique, juillet 2019. 

  3. La collapsologie s'accompagne également souvent d'une certaine spiritualité New Age, une recherche de mythes pertinents capables de nous relier à nos origines et à la nature sauvage. Mais, à nouveau, sous cet angle, que peuvent-ils nous offrir par comparaison à certaines expériences du passé? Songeons au Romantisme et au Surréalisme. Pensons à la poésie d'un Gary Snyder, fin connaisseur du bouddhisme zen et défenseur de positions écologistes depuis les années 1970. Pensons, enfin, à l'ouvrage peut-être le plus important sur cette question: Où finit le désert, de Theodore Roszak (1972), véritable coup de sonde, à l'intérieur de notre culture, vers d'autres formes de pensée et d'autres manières d'entrer en relation avec la nature. 

  4. L'entretien, publié en espagnol, est paru dans la revue Triunfo, en février 1973. 

  5. Van Duyn est l'auteur de Message d'un Provo et de bien d'autres ouvrages qui n'ont été traduits ni en français ni en espagnol. Voir un entretien très intéressant de Van Duyn dans le livre C'est demain la veille, entretiens [de journalistes d'] «Actuel» avec Michel Foucault, Herbert Marcuse, Roel Van Duyn, Henri Lefebvre... [etc.], Seuil, 1973. 

  6. Voir l'entretien, un peu méprisant, que Cohn-Bendit consacre à Van Duyn dans son livre Nous l'avons tant aimée, la révolution, Barrault, 1986. 

  7. Cet article est disponible dans le volume Drawing the Line once again. The Political Essays of Paul Goodman, PM Press, 2010, p. 89. 

  8. Pour une discussion à propos de l'héritage de Kropotkine et de la collapsologie, voir le texte de Renaud Garcia dans le présent dossier. 

  9. Vers la fin de son livre Anarchy in Action (1973) Ward envient malgré tout à citer élogieusement le manifeste Blueprint for Survival, qu'il compare aux travaux de Morris et Ebenezer Howard, en indiquant que sa vision humaine est «pour l'essentiel anarchiste». 

  10. Alexis Vrignon, La naissance de l'écologie politique en France : une nébuleuse au cœur des années 68, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 71. 

  11. Les attaques lancées, l'été 2019, contre le journal La Décroissance me semblent caractéristiques de cette attitude.. 

  12. Matthieu Amiech, «L'Indispensable alliage», L'Inventaire, n° 3, hiver 2015, p. 29. 

  13. Voir sur ce point Philippe Caumières et Arnaud Tomès, Pour l'autonomie : la pensée politique de Castoriadis, l'Échappée, 2017. 

  14. Alexis Vrignon, op.cit., p. 73. 

  15. Pour un argumentaire à l'opposé de celui-ci, voir le dossier du journal CQFD, n° 180, octobre 2019. 

  16. Il faut se rappeler que l'une des premières choses qu'annonça le leader de la nouvelle gauche en Espagne, Pablo Iglesias du groupe Podemos, fut qu'avant de se préoccuper d'écologie il s'agissait de pouvoir alimenter décemment toutes les familles. Son manque de perspicacité, ou son opportunisme, le poussait à opposer l'écologie à l'idée de donner de la nourriture à tous… 

  17. Ceci me paraît constituer un des défauts principaux du livre d'Aude Vidal, Égologie: écologie, individualisme et course au bonheur, le Monde à l'envers, 2017 (livre recensé dans notre numéro41, [NdR]). 

  18. Aude Vidal accuse les écologistes contemporains, à tout le moins ceux qu'elle recense dans son livre, de chercher à nier ou éviter le conflit. Pour la mentalité gauchiste, toute activité humaine qui n'attire pas l'attention de la police manque de valeur émancipatrice et, peut-être, de valeur en soi. 

  19. Lewis Mumford, The Pentagon of Power (The Myth of Machine, vol. 2), Harcourt Brace Jovanovich, 1970, p.330. 

Bientôt tout cela ne sera plus que ruines pittoresques La première tâche de l’homme, c’est de dire « non »