Recette du pouding Salvator

Recette du pouding Salvator

Joseph Favre

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Avant de devenir un grand nom de la cuisine française, le cuisinier Joseph Favre (1849-1903) fut militant, en Suisse, de la section de Vevey de la Fédération jurassienne entre 1874 et 1876. Dans ce pays, il lia connaissance avec Élisée Reclus, Michel Bakounine et d’autres révolutionnaires exilés. Au cours de l’hiver 1875-1876, à l’occasion d’un repas avec plusieurs d’entre eux, il inventa le « Pouding Salvator », dont il consigna le « procédé », ainsi que les circonstances de sa mise au point, dans son monumental Dictionnaire universel de cuisine pratique en 4 volumes.

J’ai ainsi dénommé cet entremets, parce qu’il fut servi pour la première fois dans une agape qui eut lieu l’hiver de 1875-1876 à Lugano (Tessin-Suisse), au pied du mont [San] Salvator[e] qui se baigne dans le lac del Ceresio, à la suite d’un conciliabule entre les citoyens Benoît Malon, Arthur Arnould, Malatesta, Jules Guesde, Élisée Reclus, Michel Bakounine et moi ; à l’issue de la conférence je fis la cuisine.

Procédé. – Beurrer et chemiser un moule uni avec du papier blanc. Couper transversalement un gâteau de Compiègne en cinq abaisses ; les abricoter largement avec une marmelade d’abricots ramollis au marasquin ; hacher menu de l’angélique et du gingembre confits au sucre ; mettre au fond du moule une abaisse, en réserver une autre pour le dessus ; couper les autres par morceaux et les mettre pêle-mêle dans la timbale avec les fruits ; faire cuire 3 décilitres de lait avec un peu de sucre ; casser dans un saladier 3 œufs entiers, ajouter un décilitre de marasquin et le lait bouillant en fouettant avec une fourchette ; verser dans la timbale et faire pocher au bain-marie au four pendant trente minutes. Accompagner d’un sabayon au marasquin.

N.-B. – Cuisine hétérogène s’il en fut, elle se composait d’agonis frits (poissons du lac), d’un risotto et d’un pouding ;

Malon et Arnould buvaient du vin rouge de Barolo ; Malatesta, Jules Guesde et moi du vin blanc d’Asti et Élisée Reclus de l’eau. Bakounine, après avoir bu un verre de bière et avant que l’entremets fût servi, se mit à boire à mesure qu’il s’animait, des rasades de tasses de thé comme s’il y avait puisé sa verve chaude et éloquente, en même temps qu’il nous fumait vivants avec ses cigarettes de tabac turc ; ce qui n’avait rien d’agréable ni pour Élisée Reclus, ni pour moi, ayant été obligés d’ouvrir, par un temps froid, les fenêtres du local non chauffé.

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Jamais réunion aussi peu nombreuse n’avait offert pour moi autant de diversité de goûts que celle-ci ; et chose remarquable, si l’entente a été impossible sur les grandes questions humanitaires, sur la solution à donner au modus vivendi à suivre pour le bonheur des peuples, les six ou sept doctrinaires, abstèmes, créophages, végétariens et gastrosophes, se trouvèrent d’accord pour reconnaître l’exquisité du pouding.

Joseph Favre, Dictionnaire universel de cuisine pratique. Encyclopédie illustrée d’hygiène alimentaire. Modification de l’homme par l’alimentation [1889-1891], 2e édition, Paris, 1905, vol. 4, p. 1646-1647.

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