Anne Steiner
Dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, la femme subit encore dans tous les aspects de sa vie la domination masculine et passe, lorsqu’elle se marie, du joug du père au joug de l’époux. Elle ne peut sans son accord exercer une activité professionnelle, ouvrir un compte en banque, s’inscrire à un examen, obtenir un passeport. Si les époux se jurent fidélité, la femme seule est passible d’emprisonnement en cas d’adultère. Le mari, enfin, peut utiliser la contrainte pour obtenir de son épouse l’exercice du devoir conjugal. Moyennant quoi, il lui est fait obligation de pourvoir à ses besoins et à ceux de leurs enfants, ce que le code civil résume ainsi : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. » […]
Leo Gestel, « Woman » (Rawpixel).
Ni réformiste, ni insurrectionnaliste, le courant individualiste qui s’affirme avec force à partir de la fin des années 1890, se caractérise par la primauté accordée à l’émancipation individuelle sur l’émancipation collective. Estimant en effet que l’état d’aliénation dans laquelle se trouvent plongées les masses rend très improbable une révolution dans un avenir proche, les militants individualistes refusent la position de génération sacrifiée : « La vie, toute la vie est dans le présent. Attendre, c’est la perdre.1 » Et quand bien même une révolution victorieuse adviendrait, elle ne saurait, avec les hommes tels qu’ils sont, donner naissance à un monde meilleur. C’est pourquoi la tâche la plus urgente est de former des individualités conscientes, commencer par la révolution intérieure qui est d’abord la lutte contre les préjugés, ces tyrans intérieurs.
« L’ennemi le plus âpre à combattre est en toi, il est ancré en ton cerveau. Il est un, mais il a divers masques : il est le préjugé Dieu, le préjugé Patrie, le préjugé Famille, le préjugé Propriété. Il s’appelle l’Autorité, la sainte bastille Autorité devant laquelle se plient tous les corps et tous les cerveaux »2, écrit Libertad, figure emblématique de ce courant, dans les colonnes de l’anarchie.
C’est à partir de cette position que les individualistes seront amenés à faire la critique de la société patriarcale, à dénoncer le mariage et la répression sexuelle et à tenter de poser les bases de rapports plus égalitaires entre les femmes et les hommes. Ils participeront à la diffusion des techniques contraceptives aux côtés des néo-malthusiens et inviteront comme conférencières des militantes féministes telles que Nelly Roussel3 ou Madeleine Pelletier dont ils diffusent les écrits.4
De nombreuses femmes se sont reconnues dans ce courant et ont participé au mouvement des Causeries populaires initié par Libertad et Paraf-Javal à partir de 1902. […] Les rapports de perquisition opérés par la police au domicile de nombreux militants proches ou anciens proches de l’anarchie au moment de l’affaire Bonnot, donnent une photographie assez bonne de la composante féminine du milieu individualiste en 1911-1912. La plupart des jeunes femmes interpellées ou interrogées sont de jeunes provinciales, d’origine modeste, venues à Paris avant leurs vingt ans. Elles sont blanchisseuses, couturières, domestiques, ou tiennent des stands de bonneterie sur les marchés. Certaines ont été gagnées aux idées anarchistes sous l’influence de leurs compagnons tandis que d’autres se sont engagées dans la voie individualiste à partir d’un héritage familial déjà marqué par l’anarchisme. Leur mode de vie est alors conforme aux codes du milieu. C’est une vie en bande ou réseau qui se manifeste par la généreuse hospitalité offerte aux camarades, la préférence pour l’amour libre, la solidarité par rapport à la prise en charge des enfants, et le recours éventuel à des pratiques illégalistes qui peuvent aller du déménagement à la cloche de bois à l’écoulement de fausse monnaie.
Quelques-unes ont poursuivi leur scolarité jusqu’au brevet élémentaire et ont exercé la profession d’institutrices. Mais n’étant pas passées par l’École Normale, elles connaissent la précarité et vivent le plus souvent de travaux d’aiguille quand elles n’occupent pas de façon intermittente un emploi de bureau. Ces femmes qui se distinguent par la possession d’un capital culturel supérieur à celui de la moyenne des compagnes ont souvent été d’actives propagandistes. Elles sont des collaboratrices régulières de la presse individualiste, et peuvent même en assurer la gérance. Elles font des tournées de conférences à l’appel de camarades libertaires de province et rédigent des brochures, pour la plupart consacrées à l’éducation, à l’amour libre et à la propagande néo-malthusienne. […]
Ce qui caractérise le courant individualiste, c’est […] l’injonction à vivre dès aujourd’hui en anarchiste, en dépit du cadre social existant, en se libérant d’abord des tyrans intérieurs que sont les préjugés, les habitudes, les multiples traces laissées par l’éducation reçue. L’individualiste s’efforce d’atteindre la plénitude de ses facultés physiques, intellectuelles, artistiques et morales : il veut goûter à toutes les joies, ce qui implique l’exercice pour les hommes et les femmes d’une libre sexualité. […]
C’est pourquoi les anarchistes se sont fortement impliqués dans la propagande néo-malthusienne, en imprimant des brochures, en organisant des conférences et en diffusant des moyens contraceptifs, ce qui a valu à certains d’être inculpés d’outrages aux mœurs. […]
L’amour libre, tel que les individualistes le conçoivent, ne se réduit pas à la pratique de l’union monogamique libre, mais signifie la possibilité pour chacun de s’engager dans des relations successives ou simultanées selon la libre pente des affinités électives, la jalousie étant tenue pour un sentiment réactionnaire qu’un individualiste ne saurait éprouver. […]
En ce qui concerne la sphère militante, les femmes individualistes n’étaient pas reléguées au second plan et certaines, souvent celles qui étaient dotées d’un petit surcroît de « capital culturel » ont même joué un rôle actif dans les activités de propagande en écrivant dans les journaux, en les dirigeant à certains moments, en assurant des fonctions de trésorières et en donnant des conférences. La parole des femmes n’était pas étouffée dans les réunions et les nouvelles venues qui hésitaient à s’exprimer face à des orateurs confirmés, étaient encouragées à se faire entendre. […] Mais elles ne cessent pas pour autant d’assurer les fonctions qui toujours et partout sont le lot des femmes : l’entretien du linge et des vêtements, le ménage et la préparation des aliments, le soin des jeunes enfants.
Bien des indices, au détour des rapports de police ou des mémoires de militants, nous permettent de supposer que la division sexuelle du travail dans les milieux individualistes n’était guère questionnée. Un rapport de police signale que Libertad exhortait des compagnes à rejoindre la petite communauté qui vivait au siège du journal l’anarchie, rue du Chevalier de la Barre, sous prétexte de travaux de raccommodage à effectuer5, un autre relate une veillée dans ces mêmes locaux au cours de laquelle des femmes cousent tout en participant à des discussions animées, situation qui semble habituelle. Rirette Maîtrejean, dans ses mémoires[^6], raconte comment au début de son séjour à Romainville, nouveau siège de l’anarchie, elle prépara à la demande des compagnons des haricots du jardin dont l’assaisonnement à base de vinaigre fut vivement critiqué.
Anne Steiner
Le Rétif, l’anarchie, no 309, 9 mars 1911. ↩
Libertad, l’anarchie, 12 juillet 1906, repris in Le Culte de la charogne, Agone, 2006, p. 239. ↩
Nelly Roussel née le 5 janvier 1922, militante féministe très engagée dans le combat néomalthusien aux côtés de Paul Robin. Conférencière infatigable, très proche des anarchistes, elle reproche cependant à ces derniers de faire passer la critique du travail avant l’émancipation des femmes ↩
Militante féministe et socialiste. Née à Paris en 1874 […]. Proche des milieux anarchistes dont elle apprécie l’ouverture d’esprit, elle ne se définit cependant jamais comme libertaire, ne croyant pas à la possibilité d’une société sans État. Engagée dans le combat néo-malthusien, elle est inculpée en 1939 de provocation à l’avortement. Déclarée irresponsable, elle est internée d’office et meurt quelque mois plus tard à l’asile de Perray-Vaucluse. ↩
Rapport de l’agent Foureur du 27 avril 1907, dossier Libertad, PPo BA928. ↩
Féminisme, discriminations et intersectionnalité (Introduction) Hommes anarchistes face au féminisme