Le capitalisme à un tournant

Le capitalisme à un tournant

Pierre Sommermeyer

Si tu veux sauver un arbre, mange un castor !

Hong Kong pue. Voilà l’information que l’on peut tirer de la dernière offensive publicitaire de Singapour visant à détrôner l’île chinoise comme place financière mondiale1.

Hong Kong pue. Les vents qui soufflent du continent amènent les miasmes produits par le développement effréné de la province limitrophe du Guangdong jusqu’aux fenêtres closes de l’ancienne propriété britannique. La rivière des Perles qui fournit l’île en eau potable est devenue un cloaque à ciel ouvert. Hong Kong pue ! Ce message écologiste à destination des banquiers contient toutes les mises en garde murmurées, prônées, criées par les écologistes ces trente dernières années. La prise en compte de ces données par les financiers de cette île va faire la fortune d’une autre île, Singapour, où depuis longtemps déjà, jeter une cigarette ou un chewing-gum par terre est considéré comme un délit. La question environnementale ne fait plus peur au capitalisme, au contraire ! Le travail de vulgarisation fait par ceux qui avaient conscience de la détérioration de la planète a porté ses fruits, aidé en cela par les événements climatiques. La prise de conscience de la dégradation irrémédiable du monde qui nous entoure est présente aujourd’hui dans tous les milieux. Dans les entreprises comme dans les structures étatiques, on assiste à un virage stratégique.

La question environnementale amenant les financiers à fuir leur château fort, on peut se demander s’il y a là plus qu’un simple souci de santé.

S’il fallait définir simplement la situation économique de notre planète, nous pourrions dire que nous sommes face à deux tendances convergentes, la recherche d’un abaissement permanent des coûts d’un côté et, de l’autre, une augmentation tout aussi permanente des profits. Que cela ait pour conséquence la misère du monde, tant matérielle que psychologique, est absolument secondaire.

Le premier point a été rendu possible par l’incroyable développement des outils robots, qui ont fait passer aux oubliettes tout ce qui relevait du savoir traditionnel, du « tour de main ».

Les « processus de production » se sont tellement simplifiés, du point de vue de l’implication humaine, qu’une formation professionnelle passe-partout est suffisante pour faire fonctionner les lignes d’assemblage. Les conditions nécessaires à une délocalisation de la production sont ainsi remplies.

Dans le domaine financier, on assiste à un jeu de « chaises musicales » par le biais des LBO2. Des fonds de pension achètent à crédit des entreprises, utilisant leur production pour financer la dette bancaire puis revendre ces entreprises avec un bénéfice sans jamais avoir investi un kopeck directement3. Selon Le Monde du 28 novembre 2006, on trouve parmi ces joueurs de monopoly financier les trois plus grands groupes mondiaux, Blackstone, Carlyle4, et Goldmann. À eux trois, ils gèrent pour plus de 100 milliards de dollars de LBO5. De cette façon, les seuils de rentabilité avoisinent, selon les sources, entre 25 et 15 pour cent du chiffre d’affaires.

Cette double pression sur les pays anciennement industrialisés produit de façon irréversible des transferts du tissu industriel traditionnel6 vers des pays à toujours plus faible coût de main d’œuvre7.

Que reste-t-il dans nos vieux pays ? Un système étatique, au sens large du terme8, une main-d’œuvre cassée, désorganisée, et une prise de conscience amère. Les rescapés qui sont encore employés savent bien qu’ils viennent d’échapper à leur disparition économique totale et qu’ils sont devant un champ de ruines, autant au niveau de leurs espérances propres qu’en ce qui concerne celles de leurs enfants.

Le capitalisme vert

Cette situation est parfaitement comprise par un nouveau capitalisme entrepreneurial qui, de par sa nature protéiforme, semble échapper pour le moment à la fois aux fluctuations financières du marché et à la possibilité de délocalisation. Ceci pour la France, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays où un capitalisme plus offensif a détecté des gisements de profit dans le vent qui passe. Le leader européen actuel de la production éolienne d’électricité est une entreprise espagnole qui vient d’acheter son homologue écossais et devrait produire 6 000 MWh, c’est-à-dire l’équivalent de cinq tranches nucléaires9. On est encore loin de la production d’EDF, qui déclare avoir produit 430 TWh en 200510. Cela n’a pas empêché cette entreprise, Iberdrola, de dépenser 17 milliards d’euros pour acheter Scottish Power.

À l’autre bout de la chaîne, il y a les ordures. Les mafias italiennes ne s’y sont pas trompées, qui ont trouvé là leur deuxième source de profit après la drogue. Et les médias de s’esbaudir à propos de ce scandale… Si sans aucun doute ordure rime avec mafia, on n’a, sauf erreur, pas encore vu de hold-up de benne à ordure. C’est donc bien que, dans la chaîne qui va de leur collecte jusqu’à leur disparition, il y a un certain nombre de structures ou de personnes « respectables » qui sont parties prenantes dans ce trafic. Dans la sphère « légale », nul ne sait combien l’affaire du traitement des déchets déversés frauduleusement à Abidjan, Côte d’Ivoire, va rapporter à l’entreprise Tredi, spécialisée dans ce genre de travail, ni ce qu’elle va coûter au contribuable, puisque c’est l’État français qui s’est chargé de réparer les dégâts. Cette entreprise peut proclamer fièrement sur son site web : « faire de la protection de l’environnement, de la santé humaine et de la responsabilité à l’égard des personnes, les conditions de la pérennité de son entreprise », elle n’est pas un monstre de transparence11.

Entre ces deux extrêmes, le solaire fait son trou. La presse économique12 se fait l’écho d’un certain nombre d’investissements qu’elle qualifie de décisifs. Dans le département des Hautes Alpes naîtrait d’ici 2008 « la capitale du silicium solaire », avec pour vocation de faire chuter les prix des panneaux du même nom et d’en augmenter la rentabilité électrique. De plus, ce site serait créateur d’emplois dans une zone sinistrée. En Lorraine, une entreprise allemande va investir 90 millions d’euros dans la fabrication de chauffe-eau solaires. Voilà donc aussi une zone sinistrée en matière d’emploi qui va revivre. Cette innovation « s’inscrit dans une stratégie commerciale orientée sur le segment porteur des énergies renouvelables ».

Enfin, toujours le même jour et dans le même journal, on apprend qu’une filiale de Total et EDF a investi 6 millions d’euros dans la construction d’une usine destinée à assembler les panneaux solaires. Cette usine est elle-même recouverte de panneaux photovoltaïques raccordés au réseau EDF. Elle se trouve aussi dans une zone sinistrée, l’explosion d’AZF ayant laissé derrière elle plus que des traces. Cette filiale, Tenesol, est considérée comme la première société française de fabrication de capteurs solaires photovoltaïques. On voit à la lecture de ces trois informations que la concurrence est rude entre tous ces « utilisateurs » des énergies renouvelables et que d’emblée la main-d’œuvre employée va être taillable et corvéable à merci.

On pourrait produire de nombreux autres exemples de ce type, les bus qui fonctionnent au gaz naturel, les chauffages à captage d’eau, l’autorisation donnée aux collectivités d’utiliser l’huile végétale comme carburant, etc. Dernier en date, l’installation de générateurs électriques conçus en Écosse, fonctionnant grâce à la houle océane, au large du Portugal.

L’urgence

Après avoir empêché de parler, freiné autant que faire se peut toute réalisation concrète, critiqué un supposé utopisme hors des réalités matérielles, dénoncé une volonté « imaginaire » de retour à l’époque de la chandelle, ce nouveau capitalisme récupère la technologie « verte » et la met en musique à son profit. Par ce biais, il trouve de nouveaux terrains d’exploitation « durables ». Il a sur le vieux système l’avantage d’être en adéquation avec le langage « vert », fruit d’un travail de sensibilisation écologique vieux de deux décennies au moins. Il a un autre avantage, celui de ne pas être « délocalisable », qu’il s’agisse de l’installation d’éoliennes, du tri sélectif à la source des ordures, de la décontamination en profondeur des anciens terrains d’usine ou même d’unités de production de méthane.

D’autre part, il intensifie le discours alarmiste sur l’environnement pour pouvoir faire participer tout le monde au sauvetage de la planète. Philippe Pelletier, dans un article énergique13, dénonce le catastrophisme en ces termes : « L’évocation des catastrophes actuelles mais surtout à venir – donc invérifiable par définition – fonctionne comme un épouvantail destiné à effrayer et à culpabiliser les individus passifs ou indifférents. Elle apeure les masses du monde prétendument postindustriel, tout en stigmatisant les masses de l’extiers-monde jugées coupables de vouloir rejoindre ce monde industrialisé. »

Mais pour cette conversion, le capitalisme vert a besoin de l’État. Tout comme, au début de la révolution industrielle, il fallait à la fois une police forte à même de faire régner l’ordre, et un outil de formation de la main d’œuvre à travers l’école obligatoire, il faut aujourd’hui un État réglementeur.

De haut en bas de la structure étatique, le message a été entendu. Devant l’assemblée plénière du Sommet mondial de Johannesburg, le 2 septembre 2002, Jacques Chirac pouvait déclarer : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer et nous refusons de l’admettre. L’humanité souffre. Elle souffre de mal-développement, au Nord comme au Sud, et nous sommes indifférents. La terre et l’humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables. » Dans la plus petite de nos communes, des poubelles jaunes, pour le papier et les bouteilles en plastiques, ont fait leur apparition ainsi que des conteneurs pour recueillir les bouteilles vides. Dans toutes les écoles primaires de France, les élèves apprennent à respecter la nature. Le cadre est prêt pour la normalisation et la réglementation tous azimuts de la vie quotidienne.

L’État vert

Le consommateur trouve déjà dans ses supermarchés des produits étiquetés écologiques portant sur leur emballage une superbe marguerite14. Il existe ainsi un nombre incalculable de produits dits naturels. À tel point que d’aucuns s’alarment. Une « Alliance pour la planète » regroupant plus de soixante-dix ONG15 vient de lancer une campagne contre les publicités abusives en matière d’environnement. Elle réclame une réglementation de l’usage de l’argument écologique et une limitation des publicités pour les produits les plus polluants ou énergivores. Elle met sur son site des exemples publicitaires illustrant bien cette tendance d’un capitalisme vert. Affiches qui vont de Total, « une des façons les plus naturelles d’avancer », à Véolia, ex-Générale des eaux, « l’environnement est un défi industriel ». Simultanément, une nouvelle réglementation vient de faire son apparition, qui vise les produits traditionnels de l’agriculture biologique16. Serait-ce la fin du purin d’ortie et autres bouillies bordelaises fabriquées par les intéressés eux-mêmes ?

Cette tendance réglementariste, qui en appelle toujours à l’État, est présente aussi dans ce nouveau concept marketing que l’on appelle les « néorigoristes ». Cette nouvelle catégorie tombe à pic. Il fallait convaincre le « peuple » que la réglementation qui est en train d’envahir notre quotidien était l’expression de son désir et non pas une nécessité du capital vert. Regardons de près ce sondage effectué au niveau européen. Il a été publié en juin 2006, mais apparaît six mois après dans la presse économique française, en même temps que les différentes proclamations du capitalisme vert. Selon ses résultats, « 53 % des Européens sont favorables à des restrictions de liberté dans plusieurs domaines de la sphère privée. 39 % des Français sont en faveur d’une campagne contre la consommation d’alcool, seul chez soi ». Ce désir d’interdiction recouvre aussi bien la peur de l’obésité que l’interdiction des 4x4 !

Ce qui pourrait ressembler à un désir scientifique de connaissance de la consommation apparaît, à la lecture un peu approfondie du sondage, comme une simple démarche marketing. En effet, Future Foundation, l’organisme pour qui cette enquête a été faite, l’annonçait sans pudeur sur son site : « Bien que 44 % des Européens s’opposent généralement à une restriction de leurs libertés individuelles, ils sont susceptibles d’y adhérer ponctuellement, sur des thèmes spécifiques. Il en découle, pour les responsables marketing, la nécessité de bien identifier également cette population. »

À une époque ou l’on déclare, depuis la proclamation de la « fin de l’histoire », que les classes sociales n’existent plus d’un point de vue historique, nos socio-sondeurs n’ont rien de plus pressé que d’en créer d’autres, qu’ils parent d’un désir commun. En rassemblant toutes les petites contradictions des sondés, qui non fumeurs en ont assez d’être enfumés par les autres, qui piétons en ont ras-le-bol des grosses voitures qui se garent impunément sur les trottoirs, qui ont peur que leurs enfants grossissent, grossissent, et encore bien d’autres irritations, on crée une catégorie particulière qu’il va falloir satisfaire. Un examen différent de ces sondés ferait apparaître l’existence d’habitants de mégalopoles qui n’en peuvent plus de leurs conditions de vie et de travail. Mais ces résultats ne seraient d’aucune utilité marketing. On a affaire en fait à une catégorie sociale particulière, bien intégrée et à l’aise financièrement. Ce qui fait dire au directeur de cette fondation que « ces néo-rigoristes pensent avoir le droit et le devoir moral d’utiliser toute information disponible pour convaincre des dangers inhérents à un choix personnel ». Dans l’article des Échos, un autre directeur de la même entité, déclare : « Portées par cette vague, les autorités publiques considèrent que leur rôle est d’interdire l’accès du consommateur citoyen (sic) à toutes sortes de plaisirs quotidiens dès lors que le progrès collectif est en jeu. »

La boucle est bouclée. L’État sous toutes ses formes va répondre à ce besoin d’encadrement.

Vers la décroissance, inégale

Et la décroissance dans ce tableau, où est-elle ? Elle est sous nos yeux, en train de se faire, et nous ne la voyons pas. Le constat de la catastrophe annoncée est maintenant partagé par tout le monde, catastrophe climatique autant qu’industrielle. Les propositions de lutte contre cette situation sont légion. Mais qui en veut vraiment ? Il faut poser cette question sans fard, au risque de déplaire. Je ne crois pas que le videur de poubelles indien ait envie d’avoir moins de détritus à trier17. Je ne vois pas les femmes bengalies, à qui Riboud (Danone) et Zidane viennent d’offrir généreusement de travailler à fabriquer des yaourts avec leurs économies, refuser ce mirage financier. Je ne vois pas les mineurs chinois, qui crèvent de silicose ou sous les coups de grisou, demander une moindre production de charbon. Ceux qui veulent la décroissance sont ceux qui ont aujourd’hui trop, et qui ont peur de le perdre. Le développement sans limite du capitalisme, lié à une consommation sans frein, a emprisonné dans un piège agréable ceux qui vivent dans son orbite. Douce oppression dont bien peu de gens ont envie de sortir. Ce rêve d’une consommation en expansion permanente joue au plan social le rôle que jouent les tranquillisants pour les individus. Le capitalisme nous a amenés, militants comme non-militants, au bord du précipice, il nous le montre, il s’en repaît. Maintenant, son discours est prêt. Il se présente comme le sauveur d’une catastrophe dont il est l’auteur et dont nous sommes les victimes consentantes et participantes. Le capitalisme s’innocente tout le temps, c’est cette envie partagée de consommation irrépressible qui est la responsable. Il n’a fait que servir ce dont le consommateur, contestataire ou pas, avait envie.

Face à cela, face à cette issue, la peur est là et elle est justifiée. La société cherche une issue. La société cherche un sauveur. Main-d’œuvre cassée, désorganisée, apeurée, la collectivité se retourne vers ce qui l’a maternée pendant des années. Elle en appelle à l’État.

Il l’entend d’autant mieux qu’il y a urgence. Cette urgence est une chance pour le système. Sous la pression conjuguée des diagnostics scientifiques alarmants et souvent alarmistes, des statistiques tout aussi exactes qu’alarmantes et alarmistes concernant les stocks restants des matières premières et enfin des sondages fous et affolants sur les désirs insoupçonnés des citoyens, l’État va prendre ses responsabilités. Il va édicter des règles de plus en plus précises, il va mettre en place des contrôles qui ne diront pas leur nom. Une police du quotidien va faire son apparition. Ce qui faisait hausser les épaules quand il s’agissait de Singapour, les amendes pour un mégot par terre, va devenir usuel. Simultanément, il va falloir réduire la consommation. Commençons par les 4x4 qui encombrent villes et trottoirs, par ces distributeurs de sucreries dans les écoles, par ces fumeurs qui fument n’importe où, commençons par des mesures bienvenues. Puis, doucement, la consommation va se réduire à la suite de la baisse du pouvoir d’achat18. Si la moitié de votre salaire part dans le loyer, c’est toujours cela que vous ne dépenserez pas en achats non obligatoires.

Déjà une couche de la population a arrêté de consommer. En France comme en Allemagne, et dans des proportions similaires, ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ont cessé d’être invisibles19. Les bas salaires se sont installés dans le paysage social. On ne reviendra pas en arrière. Ils concernent essentiellement les femmes20. Un grand cri de douleur vient de s’élever en France.

Les classes moyennes sont menacées. Elles seraient en voie de prolétarisation. Livres et enquêtes journalistiques se suivent. Le refrain des membres de ces « classes » est le même pour tous. Ce que je, nous vivons, est enfin reconnu par les médias. Ce n’est plus le fruit de notre imagination ! De partout fusent les cris de soulagement. Mais quelle réponse va-t-elle être apportée à ce désarroi ? Que vont dire nos candidats présidents ? Mais ils vont prendre en charge nos détresses ! Ils vont trouver le remède. Face à ce défi, ils vont faire leur le dernier livre de Jacques Attali[^23]. Il leur montrera « qu’il serait possible d’aller vers l’abondance, d’éliminer la pauvreté, de faire profiter chacun équitablement des bienfaits de la technologie et de l’imagination marchande, de préserver la liberté de ses propres excès comme de ses ennemis, de laisser aux générations à venir un environnement mieux protégé, de faire naître, à partir de toutes les sagesses du monde, de nouvelles façons de vivre et de créer ensemble ». Dans une interview radiophonique, le même Attali semblait beaucoup plus pessimiste. Il disait que « le marché, c’est la production efficace, la démocratie, c’est la répartition égalitaire », mais qu’aujourd’hui, avec la mondialisation, la démocratie était réduite à peu de chose et que, quand « elle ne concorde plus avec le marché, on va vers le chaos ».

Dans ce cas, on nous dira aussi que la clé du problème est dans les mains de nos dirigeants. De fait, on va vers la décroissance, inégale.

Que s’est-il passé ?

Comment expliquer que tout ce en quoi on avait cru, tout ce pour quoi on avait lutté, tout ce que l’on avait expérimenté, tout cela est en train de tomber tout cuit entre les mains et dans les bourses de ceux qui, depuis des lustres, nous mangent la laine sur le dos ? Comment ce qui pouvait paraître technologiquement et socialement révolutionnaire, dans ce que cela impliquait socialement au moment où on le pensait, a en fait préparé le chemin d’un capitalisme « propre » ?

Il y a certainement plusieurs raisons. L’une paraît évidente. Presque tout le monde a cru, et beaucoup croient probablement toujours, que le progrès technique était parallèle au progrès humain. Le militant écologique pense encore aujourd’hui que l’utilisation d’une machinerie « douce » entraîne ipso facto une société douce. L’évolution actuelle est là pour ramener tout ce beau monde à la raison. La seule chose d’humaine dans la machine est son bouton marche/arrêt. L’humanité des sociétés « développées » a atteint un stade de la technique où la fonction arrêt tend à disparaître. Et ici intervient la deuxième raison. Nous, vous et moi, avons été faits prisonniers. Cette transformation technologique que nous réclamons, cette décroissance que nous présentons comme indispensable, nous la revendiquons le téléphone portable à la main. Cet objet est le symbole même de notre aliénation. Il se présente comme un objet nomade, comme un objet libre, ce qu’il est. En même temps, il n’est rien d’autre qu’un fil à la patte. Il peut passer en un rien de temps d’un contrôle personnel, « t’es où ? », à un contrôle policier : « il est là ! »

Dans ce monde envahi par la préoccupation environnementaliste, qu’elle soit entrepreneuriale ou étatique, la même question se pose toujours et de façon lancinante : que nous réserve l’avenir ? Les hypothèses, étant donné les possibilités réelles de nos gouvernants, sont toutes assez sombres.

La première est celle que tous les savants, les spécialistes de l’environnement, nous annoncent comme inévitable, la catastrophe. Cette société si sophistiquée est en même temps la société la plus fragile qui ait jamais existé. Une catastrophe climatique, une Katrina continentale, qui mettrait à bas pour une durée assez longue la circulation de l’électricité aurait pour conséquence une catastrophe sociale sans précédent. Ce serait le retour à une société de proximité, de nécessité, dont on ne reviendrait pas facilement, avec tous les risques politiques autoritaires afférents.

Une autre possibilité, celle-là plus probable, est celle que j’ai abordée plus haut, c’est-à-dire une limitation forcée et générale de la consommation, pour éviter cette catastrophe, imposée par des gouvernements de « salut public », avec la dérive autoritaire qui s’imposerait alors. Cette situation aurait probablement des conséquences sociales qui pourraient entraîner des épisodes de casse des machines et, pourquoi pas, une réaction anti-techniciste ?

De toute façon, quelles que soient les issues à cette situation, la peur de ce qui va se passer est sous-jacente partout. Dans ce contexte, les initiatives d’auto-organisation qui naissent ici et là peuvent apparaître comme des pistes intéressantes à suivre.


  1. « Singapour pourrait tirer parti des soucis de pollution de Hong Kong », Le Monde, 27.11.06. « Une étude menée par le groupe de pression Civic Exchange et l’université de Hongkong estime que la pollution représente un coût annuel de 2,7 milliards de dollars (2,1 milliards d’euros), dont 10 % sont liés à des frais de santé. […] Merrill Lynch estime que les professionnels de la finance viendront grossir les rangs de la population de Singapour, qui devrait doubler d’ici à dix ans. » « Market chief adds to HK pollution protest, Financial Times, 20.11. 2006. The chairman of Hong Kong’s stock exchange has identified worsening air quality as a threat to the territory’s competitiveness, adding a powerful voice to the growing number of people fed up with the city’s chronic air pollution. » 

  2. LBO (leveraged buyout, traduisible par : prise de contrôle par recours à l’emprunt). Il s’agit d’emprunter à une banque pour acheter les titres du concurrent afin d’en prendre le contrôle. Voir Jacques Langlois, Divergences n° 4, octobre 2006, divergences.be/article.php3?id_article=210 

  3. Un exemple qui vaut pour d’autres : Les syndicats des établissements Picard, leader français du surgelé, objet « victime ? » de deux rachats successifs par des fonds de LBO depuis 2001, estiment que ce type de financiers rembourse leur investissement au détriment du social, c’est-à-dire des salaires. 

  4. Voir l’article de Jacques Langlois sur ce groupe et son implication politique aux côtés de George W. Bush dans le n° 5 de Divergences

  5. Ce qui équivaut au PNB du Venezuela en 2004. 

  6. Outre le textile, on a vu que cela concernait aussi l’assemblage des avions Airbus. 

  7. Devant l’augmentation légère mais continue des salaires dans la partie côtière de la Chine, on assiste à un début de transfert vers le Bangladesh, où les salaires sont encore plus bas et le pouvoir central beaucoup plus perméable aux pressions. 

  8. Voir le n° 15 de Réfractions sur les services publics, et particulièrement l’article sur les associations. 

  9. Selon Les Echos du 29.11.2006. Il y a plusieurs tranches dans une centrale nucléaire, un réacteur nucléaire français produit environ 1100 Mwh. 

  10. Un térawatt-heure (Twh) = 1 000 000 Mwh. 

  11. Libération du 21.11.2006, les chiffres varient de 100 millions d’euros à 3 milliards… Il n’y a ni hold-up ni bénévolat. 

  12. Les Echos, 6.12.2006. 

  13. Le Monde Libertaire n° 1457, déc. 2006. 

  14. Bruxelles, à travers ses organes exécutif et législatif a promulgué ce logo qui « vise à promouvoir les produits qui peuvent réduire les impacts négatifs sur l’environnement en comparaison avec d’autres produits de la même catégorie ». 

  15. On trouvait parmi ces associations, le Réseau sortir du nucléaire qui est notoirement composé d’anarchistes… 

  16. La Loi d’Orientation Agricole (LOA) no 2006-11, du 5 janvier 2006, va permettre de condamner toute personne faisant la promotion ou vendant des produits naturels. Elle porte interdiction de « toute publicité commerciale et toute recommandation » pour les produits phytopharmaceutiques contenant une ou plusieurs substances actives destinées au traitement des végétaux, dès lors que ces produits ne bénéficient pas d’une Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) ou d’une autorisation de distribution pour expérimentation. 

  17. Il y a près de 150 millions d’intouchables en Inde. 

  18. La chaîne des supermarchés de proximité Attac, destinés à une clientèle de classe moyenne, va disparaître au profit, aux mêmes emplacements, de magasins de hard discount « Simply Market », appartenant aussi au groupe Auchan. 

  19. Les bas salaires sont définis de façon conventionnelle comme les salaires inférieurs à 2/3 du salaire médian (soit le salaire au-dessous et au-dessus duquel on trouve la moitié des salariés). En 2005 en France, ce dernier est un peu au-dessus de 1400 euros. Le salaire moyen quant à lui est de 1900 euros. 

  20. Environ 80 % des emplois à bas salaires sont occupés par des femmes. Le baromètre de la pauvreté :http://www.bip40.org/fr/ 

Écologie sociale – Critique de la technologie – Habiter la terre autrement (Introduction) Qu’a-t-on appris de l’entraide depuis Kropotkine ?