Pablo Servigne
« Qu’aurait-on saisi de la musique, une fois que l’on aurait calculé tout ce qui est calculable en elle et tout ce qui peut être abrégé en formules ? » Nietzsche, La Volonté de puissance.
Répondre à cette question est un exercice périlleux tant le sujet est vaste. Comme l’a montré Kropotkine, l’entraide embrasse toute la diversité des organismes vivants. De plus, chez les humains et certaines espèces comme les grands singes, le fonctionnement de l’entraide touche à des sentiments aussi complexes que l’empathie, l’amitié, la gratitude, la réconciliation, la sympathie, la culpabilité ou le sens de la justice. L’exhaustivité n’étant pas ici notre but, nous ne ferons qu’effleurer le sujet en dressant un panorama général d’un siècle de découvertes. Ma formation de biologiste m’amènera aussi à traiter le sujet d’une certaine manière, dont je comblerai les lacunes philosophiques et anthropologiques par des invitations à la lecture.
Situé à un de ces nombreux carrefours entre science et politique, l’entraide est un domaine très controversé. La polémique autour de la sociobiologie dans les années 80 n’en est qu’un exemple. On se chamaille sur les origines de l’homme, sur ses capacités et ses limites comportementales, et surtout on fantasme sur ce qu’il pourrait être ou ce qu’il devrait être. Aujourd’hui, les livres scientifiques sur l’entraide se comptent en centaines voire en milliers, les études scientifiques en dizaines de milliers et les articles de diffusion scientifique ne se comptent plus. Nombreuses sont les branches des sciences à avoir abordé le thème de l’entraide : la sociologie, la psychologie, l’éthologie, l’écologie, la politique, la génétique, l’anthropologie, l’économie, les neurosciences, la microbiologie, etc., multipliant ainsi les définitions, les synonymes, les contradictions, les méthodes et les résultats.
Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de poser le problème de la sémantique. Car si le mot entraide est aujourd’hui bien accepté1, il n’a pas la même définition pour tous. Loin de m’aventurer dans une réactualisation des définitions, ce qui serait impossible, il me semble important de préciser que le mot entraide (mutual aid) n’est plus utilisé aujourd’hui en biologie, où l’on ne parle que de mutualisme, de coopération ou d’altruisme. En sciences humaines, le mot est toujours présent, comme les mots altruisme, fraternité et solidarité, mais le plus utilisé est coopération. Bien sûr ces mots ne désignent pas précisément la même chose, mais ils sont souvent confondus et renvoient à une idée générale comprise par tous. Les cas problématiques sont ceux dont la définition varie suivant la discipline. Par exemple, si coopération est le terme le plus utilisé pour les systèmes biologiques, il désigne en sciences politiques la coopération Nord-Sud, ou en économie la coopération entre acteurs pour conquérir des nouveaux marchés. De même, si altruisme a une connotation morale chrétienne, il désigne aussi, sans connotation morale, un comportement animal qui n’apporte pas de bénéfice au donneur mais procure un bénéfice au receveur. Dans cet article nous utiliserons (avec tout le recul nécessaire que cela nécessite de votre part) le mot générique entraide pour désigner tout cela, c’est-à-dire un sentiment ou un comportement opposé à la compétition ou à l’agression, qui lie un individu à un autre. Une sorte de clin d’œil à Kropotkine.
Kropotkine n’était pas vraiment le premier à se rendre compte de l’importance des comportements d’entraide chez les animaux. Il s’inspire par exemple des travaux d’Alfred Victor Espinas (1844-1922), l’un des précurseurs de l’éthologie et de la sociologie. Considérant que l’étude des sociétés animales doit former le premier chapitre de la sociologie2, il distingue trois classes de sociétés animales : les sociétés accidentelles (entre êtres dissemblables), les sociétés normales (entre animaux de même espèce) et les sociétés conjugales (les familles, dont le but est la reproduction).
En 1902, soit vingt-cinq ans après le livre d’Espinas, Kropotkine publie L’Entr’aide. Il y fait non seulement la synthèse des découvertes animales mais il y ajoute les études ethnologiques, replaçant l’homme dans une continuité avec l’animal. La véritable originalité de Kropotkine a été de placer l’entraide animale et humaine dans le cadre de la théorie de l’évolution. Comme Darwin, qui a montré en son temps l’importance du processus de variabilité et de sélection naturelle sans rien savoir des mécanismes génétiques, Kropotkine a montré que l’entraide était un facteur de l’évolution sans rien connaître des mécanismes évolutifs. Les hypothèses des deux savants ont ensuite été amplement confirmées par un siècle de découvertes. Le fait que l’entraide augmente les chances de survie est aujourd’hui communément admis par l’ensemble de la communauté scientifique. D’un autre côté, Kropotkine suggère que l’entraide ait lieu préférentiellement entre individus d’une même espèce au détriment des autres espèces (entre les espèces, il y aurait compétition plus qu’entraide). Cette hypothèse s’est par contre avérée fausse car on sait aujourd’hui qu’il y a à la fois entraide et agression (coopération et compétition) entre les espèces, entre les populations, entre les individus et entre les gènes.
Mais s’il est désormais admis que l’entraide se trouve partout, s’agit-il bien du même type d’entraide ? Quelle différence, par exemple, y a-t-il entre deux microbes qui s’associent pour mieux résister à la sécheresse, un oiseau qui mange puis disperse des graines de gui, des lions qui chassent en groupe et un homme qui porte son ami vers l’hôpital le plus proche ? Comment les classer ?
Le mutualisme est l’entraide entre espèces différentes. Cette notion a une histoire qui remonte à l’Antiquité, comme en témoigne le célèbre exemple de l’oiseau et du crocodile d’Hérodote.
Le trochilus, entrant alors dans sa gueule, y mange les sangsues ; et le crocodile prend tant de plaisir à se sentir soulagé, qu’il ne lui fait point de mal3.
Étrangement, Kropotkine ne s’attarde pas sur ce sujet alors que les exemples de mutualismes ne manquent pas. Dans la première moitié du XXᵉ siècle, les découvertes sur les mutualismes se multiplient et deviennent très populaires mais paradoxalement ne font pas partie des manuels d’écologie de l’époque. L’explosion des études sur les mutualismes et leur intégration dans les manuels universitaires n’arrivera qu’assez tardivement, dans les années 704. Aujourd’hui, des milliers d’études scientifiques paraissent chaque année sur ces interactions inter-spécifiques. Les biologistes (surtout écologues mais aussi physiologistes, éthologues, évolutionnistes, etc.) ont bien pris conscience de l’importance considérable qu’elles représentent dans le fonctionnement des écosystèmes. Virtuellement, toutes les espèces vivant sur terre sont impliquées dans une ou plusieurs interactions mutualistes5. La majorité des plantes dépendent des animaux pour la pollinisation ou la dispersion des graines ; plus de 80 % des plantes à fleurs entretiennent des relations mutualistes avec des micro-organismes du sol (champignons mycorhiziens) qui vivent dans ou sur leurs racines ; les lichens sont en fait des associations entre algues et champignons ; les coraux dépendent exclusivement d’une algue photosynthétique, etc. Il s’agit bien là d’un fait omniprésent de la nature, tout aussi fondamental que la compétition entre espèces et même si l’on est loin de l’altruisme religieux ou de l’entraide anarchiste, on peut effectivement parler d’un type d’entraide : les organismes impliqués dans ces interactions survivent mieux que les autres, il s’agit d’interactions à bénéfices mutuels6.
Cependant, même si les mutualismes impliquent des primates ou des humains7, on comprendra aisément que les mutualismes n’engagent aucune intention de la part des acteurs. L’entraide est ici involontaire, comme c’est aussi souvent le cas pour les phénomènes d’entraide animale intra-spécifique. Une entraide involontaire est la résultante d’une sélection naturelle qui fait disparaître au fil des générations les lignées qui ne se sont pas associées ou qui n’ont pas trouvé d’avantage adaptatif en s’associant. Certains chercheurs avancent l’idée d’égoïsme réciproque, profit et contre-profit, l’inverse du don et contre-don, en mentionnant toutefois qu’on ne peut, comme le faisaient Kropotkine et Espinas, attribuer de sentiments à ces associations.
Les cas d’entraide entre individus d’une même espèce sont innombrables. Fourmis, termites, pucerons, lions, singes, rats, oiseaux, etc., vivent en sociétés reposant sur des liens d’entraide entre individus. Mais quelles différences y a-t-il entre ces espèces ? Et où se situe l’homme dans tout cela ? Nous trouverons des réponses dans les sciences comportementales : éthologie, sociologie, ethnologie, psychologie, politique et économie.
L’éthologie est la seule science comportementale qui traite des animaux. Chez les humains, elle est controversée car elle s’attaque à la difficile question des fondements biologiques des comportements humains. Le principal problème de l’éthologue de l’entraide (anciennement appelé sociobiologiste) est de comprendre comment de tels comportements ont pu apparaître au cours de l’évolution. L’éthologie travaille sur deux postulats : 1. les comportements sont déterminés génétiquement ; 2. un comportement ressemble à n’importe quel trait morphologique, il peut être sélectionné par l’évolution car il augmente les chances de succès reproducteur. Les éthologues voient l’entraide comme un acte autocentré déterminé génétiquement, c’est-à-dire sélectionné au cours de l’évolution pour sa capacité à augmenter les chances de survie de l’animal, et bizarrement appelé « égoïste » par les éthologues.
Ce postulat égoïste, dominant dans l’éthologie du XXᵉ siècle, se retrouve aussi très fréquemment dans les sciences comportementales humaines. Il est fréquent que les disciplines se nourrissent mutuellement et absorbent l’idéologie de leur époque. Ainsi, l’économie a beaucoup travaillé sur le modèle théorique de l’Homo oeconomicus, une hypothèse utilitariste où l’individu rationnel cherche à faire les meilleurs choix possibles pour maximiser ses profits en fonction des ressources dont il dispose et selon ses préférences. Il est évidemment libre et n’agit pour les autres que lorsque les motivations rejoignent ses préoccupations égoïstes (la main invisible d’Adam Smith). De même que les animaux maximiseraient leur succès reproducteur, les hommes maximiseraient leurs gains en pognon. Dans cette hypothèse, l’entraide n’apparaît encore que comme une association d’égoïstes. Nous n’avons pas la place pour détailler ici la masse astronomique d’études théoriques et expérimentales réalisées dans ce cadre sur les humains et les animaux. Des résultats remarquables montrent dans quelles conditions deux ou plusieurs agents égoïstes peuvent coopérer pour participer au bien commun (voir la théorie des jeux).
En psychologie, la théorie de l’hédonisme ou égoïsme psychologique prétend que nos actions seraient guidées par la recherche systématique du plaisir (ici le bénéfice n’est pas l’argent ou la reproduction mais le plaisir). Appliquée à l’entraide, c’est l’hypothèse selon laquelle on prend soin des autres pour augmenter son propre bien-être et qu’on ne peut avoir de motivations purement altruistes. Comme en biologie évolutive où la théorie de l’égoïsme génétique a dominé ces dernières décennies, l’égoïsme psychologique a dominé les sciences psychologiques. Il est assez surprenant toutefois de constater à quel point cette vision extrême du comportement humain est répandue. Combien de personnes semblent trouver normal de voir un comportement égoïste, alors qu’ils trouvent remarquable le fait de voir un autre se sacrifier pour un proche ? Dites que la nature humaine est égoïste, et cela semble couler de source, dites que l’humain est par nature altruiste, on vous prendra pour un naïf.
Devant l’accumulation de résultats expérimentaux, on ne peut pas rejeter l’hypothèse utilitariste d’un revers de main. Mais peut-on vraiment parler d’entraide ? Je pense que oui. Peut-être faudra-t-il songer à l’appeler autrement. Mais elle montre à quel point cette force antinomique de la compétition peut s’avérer puissante. Cependant la théorie utilitariste est incomplète car les humains et certains animaux se comportent de manière beaucoup plus coopérative que ne le prédit la théorie utilitariste.
Toutes les sciences comportementales ont travaillé à sortir de ces hypothèses égoïstes. Chacune à sa manière. En économie, des récentes et passionnantes expériences d’un petit groupe d’économistes iconoclastes8 montrent que l’entraide humaine est une force très puissante mais très hétérogène. Il y a en permanence dans les groupes humains des individus à tendances égoïstes et d’autres plus coopératifs, et c’est l’interaction entre ces tendances qu’il est important de comprendre. Les données montrent que, selon l’environnement, une poignée d’individus coopératifs peut contraindre une majorité d’« égoïstes » à générer une entraide généralisée dans le groupe, et inversement, quelques « égoïstes » peuvent forcer une large majorité de coopérateurs à abandonner les comportements d’entraide. Mais la grande découverte de ces économistes est la mise au jour d’un puissant mécanisme appelé la réciprocité forte (strong reciprocity) qui stabilise et favorise les comportements d’entraide au sein d’un groupe. C’est la propension à récompenser les comportements coopératifs répondant à une norme acceptée et, inversement, la tendance à punir ceux qui violent ces normes coopératives. La réciprocité forte peut apparaître même dans un groupe dont les individus ne se voient qu’une fois. Lorsque l’on fait des expériences sur des groupes dont les individus interagissent de manière répétée, ce qui se rapproche des situations réelles, le phénomène de réputation entre en jeu. Aussi bien les « égoïstes » que les coopérateurs (et les punisseurs) comprennent vite que la réputation individuelle doit se construire car elle influence fortement les choix futurs des autres (coopération, punition, etc.). La coopération d’un groupe se stabilise donc par les normes culturelles, morales et sociales ainsi que par l’importance de la réputation des membres du groupe dans les choix d’entraide. Les résultats expérimentaux de ces économistes sont assez solides et il ne sera pas possible de les ignorer à l’avenir.
En ethnologie, dans la lignée des exemples de sociétés « barbares » et « primitives » de Kropotkine, Marcel Mauss décrit dans son plus célèbre ouvrage le phénomène du don qui obéit à sa propre logique de réciprocité (don et contre-don), d’irrationalité et de complexité. L’hypothèse anti-utilitariste qui en est issue a pris de l’ampleur tout au long du siècle9. Récemment, par exemple, une équipe d’ethnologues et d’économistes est allée rencontrer l’Homo oeconomicus dans quinze communautés à travers le monde (les Machiguengua au Pérou, les Hadza et les Sangu de Tanzanie, les Torguud de Mongolie, etc.), mais ne l’ont pas trouvé. Les résultats indiquent que le principe de maximisation de l’intérêt personnel est systématiquement violé et que les comportements d’entraide sont toujours plus importants que ne le prédit la théorie. Autre résultat intéressant : les différences entre communautés sont très importantes.
En psychologie, l’hypothèse de travail inverse de l’égoïsme psychologique s’appelle… l’altruisme psychologique et prédit une entraide dépourvue d’intérêt égoïste dont le but est uniquement le bien de l’autre. À ce niveau, ce sont les travaux sur l’empathie qui apportent des pistes de recherche prometteuses10.
La sociologie n’est pas en reste. En tentant d’expliquer l’influence du social et de l’entourage sur le comportement humain, elle emprunte le chemin inverse de l’éthologie et des branches utilitaristes de l’économie qui recherchent plutôt les causes internes des comportements. Ainsi, de nombreux sociologues défendent l’idée que les conduites des individus résultent de manières d’agir et de penser (et notamment de rôles) qu’ils ont intériorisées au cours de leur socialisation, une sorte d’Homo sociologicus. Ces individus-là ne font pas toujours ce qu’ils préfèrent, mais ce qu’ils ont, de longue date, appris à faire, et qu’ils ne peuvent, du coup, s’empêcher de faire. Ce modèle a encore une fois trouvé ses résultats et ses limites. Car dans nos sociétés modernes, l’étude sociologique de l’entraide s’avère particulièrement complexe. Les questions se multiplient à volonté : quelles sont les formes que peut prendre la solidarité ? Comment fonctionne l’entraide au sein d’une famille ? D’après quels critères les individus désignent-ils, au sein de leur réseau, ceux à qui ils demanderaient de l’aide ? Comment les classes, les normes sociales, l’histoire des liens avec l’entourage influencent le fonctionnement de l’entraide ?
Tous ces résultats et ces pistes de recherche montrent que l’homme ne fait pas uniquement des choix rationnels qui maximisent son bénéfice personnel. Entrent en jeu les effets complexes de la culture, de l’irrationnel, du collectif, de la sensibilité aux normes ou à la réputation. L’avenir des sciences comportementales se situe donc à la fois dans une complexité croissante des hypothèses de travail ainsi que dans un enrichissement mutuel des différentes disciplines. Cependant, une synthèse des résultats des sciences comportementales sur l’entraide, même si elle est tentée, paraît encore intangible.
La neurobiologie de l’entraide en est à ses débuts, mais ils sont prometteurs. Dans un classique dilemme du prisonnier (choix de coopérer ou pas avec un partenaire dans certaines conditions), si les deux joueurs parviennent à une entraide, le circuit neuronal de la récompense s’active, alors qu’il ne s’active pas si les joueurs coopèrent avec un ordinateur. De même, les circuits négatifs du plaisir s’activent lorsque le sujet coopère mais que l’autre ne coopère pas. L’activation de ces réseaux de neurones renforcerait donc positivement l’entraide en motivant les sujets à résister à la tentation de faire cavalier seul. De la même manière, d’autres études montrent, à travers des jeux économiques coopératifs, que la punition d’un tricheur (d’une personne qui ne coopère pas) stimule les circuits de récompense, et que la vue d’un comportement non coopératif provoque un désir de vengeance puis une stimulation des aires de plaisir si l’on voit le tricheur être puni. Enfin, l’acte de donner ou même l’intention de donner sont aussi liés aux circuits du plaisir.
Ces études confirment en quelque sorte la théorie hédoniste (égoïsme psychologique). Mais d’autres résultats viennent renforcer les théories anti-utilitaristes. L’empathie prend source dans les neurones « miroirs », des neurones qui recréent chez une personne l’activité qu’elle voit agir devant elle. L’imitation joue un rôle important dans les comportements d’entraide. Lorsque quelqu’un initie un comportement d’entraide, les personnes voisines ont plus souvent tendance à agir de la sorte. C’est d’ailleurs un phénomène utilisé par la publicité humanitaire : montrer des personnes célèbres (auxquelles on peut s’identifier facilement) dans une situation altruiste incite au don. […]
Si les explications psychologiques, neurologiques ou sociologiques peuvent expliquer l’entraide à l’échelle d’un individu, elles ne suffisent pas à rendre compte de l’évolution de l’entraide. N’oublions pas qu’un des messages les plus importants de Kropotkine a été que l’entraide est un facteur de l’évolution. Mais apporter des preuves expérimentales et comprendre les mécanismes qui ont favorisé l’apparition, la diffusion et le succès de l’entraide au cours de l’évolution n’est pas une tâche facile. En fait, cela fait un siècle que les évolutionnistes se cassent la tête sur ce problème.
D’un point de vue strictement darwinien, l’entraide n’a aucun sens. Si l’évolution revient à favoriser sa propre descendance, pourquoi certains individus perdent-ils de l’énergie à s’occuper de la descendance des autres ? En d’autres termes : n’est-on pas supposé s’occuper de soi-même ? Parlant des abeilles ou des fourmis stériles, Darwin avait déjà constaté en 1859 dans L’Origine des espèces que c’était « une difficulté spéciale, qui au premier abord apparaît insurmontable, et en fait fatale pour ma théorie ». Mais il a cependant suggéré que la sélection puisse agir au niveau de la famille, sélectionnant ainsi les groupes les plus coopératifs.[…]
Parmi les théories sur l’évolution de l’entraide chez l’homme, la théorie de l’évolution culturelle (coévolution gène-culture) est le plus en vogue. La transmission culturelle humaine est beaucoup plus rapide et puissante que la transmission culturelle chez les animaux11 et que la sélection naturelle en général. Pour cette raison, elle est d’autant plus fragile, car elle peut disparaître en une génération.
Plusieurs théories de la coévolution gène-culture ont été développées, mais il faut avouer que le problème est tellement complexe que la plupart ont échoué. Actuellement, la théorie qui semble la plus intéressante est celle de Boyd et Richerson. Le fait qu’un comportement soit adaptatif ne prouve en rien qu’il soit lié au génome. Il ne s’agit évidemment pas de l’idée que la culture serait inscrite dans les gènes, mais plutôt que la culture change l’environnement dans lequel évolue l’humain et par conséquent modifie les critères de sélection génétique.
Toutes les preuves aujourd’hui suggèrent que les sociétés humaines du pléistocène étaient semblables à celles des primates sociaux. Cela signifie que la psychologie humaine aurait changé très rapidement pour atteindre des sociétés plus coopératives, plus grandes et plus complexes. L’adaptation culturelle serait un facteur clé dans ce changement. Durant le dernier million d’années, les humains ont acquis la possibilité d’une évolution culturelle cumulative.
Cette évolution culturelle rapide provoque dès lors des différences profondes entre les groupes humains, et la compétition entre ces groupes favoriserait le succès de comportements culturels. L’entraide est un de ces comportements. C’est dans ces environnements sociaux culturellement évolués que se développeraient les gènes favorisant des comportements pro-sociaux. Les systèmes de normes morales et de récompenses/punitions viendraient renforcer le succès reproducteur des individus qui évoluent bien dans ces environnements, et cela provoquerait en retour l’évolution de comportements et d’émotions sociales comme l’empathie, la honte, l’amitié, etc.
La distinction classique entre culture et nature est considérée par beaucoup comme artificielle. Certains philosophes et anthropologues comme Clifford Geertz, Philippe Descola, Tim Ingold ou Edgar Morin tentent des synthèses en s’inspirant de la biologie. La culture n’est pas un « système alternatif » de la nature mais un système complémentaire. La nature de l’homme c’est la culture, dit Geertz. L’homme est né dans un milieu culturel et il n’y a pas de sens à décontextualiser les comportements humains de cette nature culturelle. De plus, la culture n’est pas le propre de l’homme et le champ de recherche qui s’intéresse à la culture animale se trouve constamment élargi au fil des ans. Sur le thème de l’entraide, nous savons aujourd’hui que certains primates savent anticiper une action d’entraide en vue d’un objectif irréalisable autrement. Kropotkine a donc eu raison de mettre l’accent sur la continuité homme-animal. Cependant, comme nous l’avons vu, il existe bel et bien une exception humaine. Alors à quand une synthèse qui évite l’alternative incontournable entre rupture et continuité ?
Si la science n’a pas réponse à tout, elle explique cependant bien des choses. L’entraide est omniprésente et se conjugue à tous les temps, c’est définitivement un acquis. Reste cependant le problème des multiples variantes de l’entraide et de ses noms. C’est cette complexité que la science a commencé à percer depuis Kropotkine avec une multiplicité d’approches souvent incompatibles. Nous découvrons ainsi la biodiversité de l’entraide. Mais pourrons-nous un jour réconcilier la théorie « corpusculaire » utilitariste et la théorie « ondulatoire » anti-utilitariste de l’entraide ? L’exercice d’une synthèse de la science de l’entraide permet de nous interroger sur ce que peut dire la science, mais aussi et surtout invite à ne pas l’accepter (ou la refuser) comme un bloc homogène. Les simplifications, les raccourcis et les extrapolations sont très souvent les malvenus et de fait répondent à un besoin récurrent de certains scientifiques de « faire mousser » leurs découvertes ou leur discipline. Nous avons plus que jamais besoin de nouvelles approches complexes et inter-disciplinaires. Finalement, quelles répercussions ces découvertes peuvent-elles avoir sur des pratiques anarchistes ou sur la gauche en général ? Certains intellectuels critiqueraient à coup sûr ces nouvelles visions de l’homme, que l’on a reproché en son temps à Kropotkine d’avoir adoptées. D’autres s’emballeront sur ces nouvelles perspectives[^12]. Mais même si ces tentatives sont pour l’instant maladroites ou incomplètes, je pense qu’intégrer ces résultats dans notre conception de la nature pourrait bien changer radicalement notre manière de concevoir la politique. Quel serait alors notre imaginaire politique ? Quelle utopie pourrons-nous imaginer ? Quel sens prendrait la révolution ? Plus concrètement comment repenser la structure des contre-pouvoirs économiques ? Comment utiliser efficacement l’entraide comme arme contre les dominations ? Comment reconstruire rapidement des liens locaux d’entraide pour entrer sans violence dans une économie de la frugalité ? Autant de questions qui invitent à imaginer et à participer à l’anarchisme contemporain.
Pablo Servigne, Membre de la revue de 2005 à 2016
Pour l’histoire du mot, voir l’article de Marianne Enckell dans le numéro 23 de Réfractions. ↩
Alfred Victor Espinas, Des sociétés animales : étude de psychologie comparée, Paris, G. Ballière 1877, p. 389. ↩
Hérodote, Histoires, livre II, chapitre LXVIII, Paris, Les Belles Lettres, 1983. p. 321. ↩
Douglas H. Boucher, « The idea of mutualism, Past and Future », in The Biology of Mutualism, Ecology and Evolution, New York, Oxford University Press, 1985. ↩
Pour lire des belles histoires de mutualisme, voir Jean-Marie Pelt & Franck Steffan, La Solidarité : chez les plantes, les animaux, les humains, Paris, Livre de Poche, 2006, p. 154. ↩
Cette affirmation est un raccourci car la question de l’apparition, la stabilisation et le succès évolutif des mutualismes est complexe et reste encore très discutée par les écologues et les évolutionnistes. ↩
C’est le cas par exemple des micro-organismes que nous abritons dans notre tube digestif. ↩
Parmi les nombreux travaux d’Ernst Fehr (université de Zurich) et ses collègues, voir par exemple Fehr & Fischbacher, « The Nature of Human Altruism », in Nature, 2003, 425 : 785-791. ↩
Voir l’excellent numéro 31 de la Revue du Mauss, « L’homme est-il un animal sympathique ? Le contr’Hobbes », 1er semestre 2008. ↩
Voir E. Sober & D. S. Wilson, Unto others : The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior, Harvard University Press, 1998. ↩
D. Lestel. Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion. ↩
Le capitalisme à un tournant La révolte, l’autre loi de l’entraide