Gilles Gourc
La revue, dans son souci de penser les évolutions des formes de domination ainsi que les voies d’une émancipation possible a immanquablement rencontré le débat entre modernité et post-modernité. Ce débat a jalonné plusieurs numéros à plusieurs années d’intervalles, resurgissant au travers de nombreuses thématiques traversant la pensée anarchiste : conceptions du pouvoir, de la liberté, de l’émancipation, du sujet, de la rupture révolutionnaire, de l’universel, et finalement conceptions de l’anarchisme lui-même…
Ce débat a été une première fois posé explicitement dans le numéro 20 de la revue, courant 2008. Deux articles introduisent la controverse et s’interpellent mutuellement, celui d’Eduardo Colombo, « l’anarchisme et la querelle de la post-modernité » et celui de Tomás Ibañez « Points de vue sur l’anarchisme ». Il est notable de constater que ces deux articles situent le cœur de l’opposition moderne / post-moderne dans la théorisation du pouvoir et convoquent Michel Foucault pour illustrer leurs propos respectifs. Eduardo reproche à ce dernier une conception extensive du pouvoir opérant une confusion entre le pouvoir comme capacité et comme domination instituée du pouvoir politique. Ce faisant la théorisation post-moderne signerait l’impossibilité de sortir des rapports de pouvoir ou de les agencer de façon émancipatrice. Le pouvoir n’est plus alors que l’ensemble des rapports de pouvoir, « condition anthropologique du social », oubliant la spécificité de la domination du pouvoir institué et le projet fondamental de l’anarchisme. La théorisation post-moderne désarmerait ainsi la lutte contre les dominants et accompagnerait la dépolitisation promue par le néolibéralisme en enfermant et privatisant les lu es sociales dans la répétition d’un geste de révolte subjectif « à l’usage des nantis ».
Là où Eduardo reprochait aux post-modernes une conception extensive du pouvoir, nivelant la question du pouvoir en l’assimilant au social, Tomás Ibañez répond dans le même numéro 20, en reprochant à l’anarchisme « classique » son réductionnisme par une même confusion entre pouvoir et domination mais en le réduisant à son seul aspect coercitif. Si Tomás reprend à son compte l’idée de Foucault selon laquelle le projet d’éliminer radicalement le pouvoir est une illusion, il revendique pour l’anarchisme d’intégrer ces analyses à son corpus théorique. Loin de désarmer les lu es, la conception post-moderne perme rait une extension de la compréhension des domaines qui font l’objet de l’intervention du pouvoir et un nouveau déploiement des lu es anarchistes. Contre la critique de dépolitiser le pouvoir, Tomás répond en creux que la critique post refuse justement de scinder le domaine de l’activité quotidienne et de l’activité politique.
Près de 10 ans plus tard, le débat resurgit au sein de Réfractions dans son numéro 43 consacré à l’universel. Les termes du débat sont alors repris à l’aune de la diffusion de la grille de lecture post-moderne dans le milieu militant et le mouvement social. Monique Rouillé-Boireau en constate notamment les conséquences pratiques en termes de racialisation de la question sociale. Pour elle il s’agit de conserver un universel qui ne soit pas le faux nez de l’exclusion et de la domination. Rejoignant les positions initiales d’Eduardo, Monique reproche aux post-modernes d’opérer une confusion entre la modernité et les formes historiquement datés de certains usages des lumières à des fins de domination, imposant ainsi un rejet en bloc. Il faudrait pourtant distinguer entre la volonté de maîtrise d’une raison instrumentale et le projet d’émancipation d’une raison critique.
Là où Tomas dénonce dans ce même numéro 43 le projet de domination comme irrémédiablement au cœur de la prétention universaliste, l’universel n’étant ainsi que particularisme masqué et volonté de pouvoir, Monique propose de sauvegarder un universel subversif et émancipateur en modifiant sa conception non comme transcendance mais comme horizon et choix de valeur en déplaçant le regard en pensant l’universel non à partir de l’institué mais à partir de son manque et de son exigence face à sa négation.
En guise de conclusion toujours ouverte, nous avons choisi de reprendre une illustration historique de ce débat dans l’article de Marianne Enckell : « l’Internationale et le genre humain ». Il s’agit de l’exemple d’un usage historique de l’universel dans l’Association Internationale des Travailleurs. Ici il n’y a pas de référence philosophique ou d’une conception intellectuelle d’une « nature humaine », mais un principe révolutionnaire d’inclusion et dépassement des divisions nationales, union universelle des ouvriers « sans distinction de nationalité ni même de couleur ».