Tomás Ibáñez
« Toutes mes analyses vont contre l’idée de nécessités universelles dans l’existence humaine. » Michel Foucault
De quoi parle-t-on exactement lorsque l’on parle de l’universel ? Le fait est qu’en réalité, l’on peut parler de choses fort différentes, car il s’agit d’un terme qui renvoie à un vaste ensemble de significations. […] Si nous voulons éviter les quiproquos et les dialogues de sourds, il nous faut donc préciser celles que nous visons.
Tout d’abord, il convient de différencier, d’une part, l’universel empirique, c’est-à-dire l’universel construit à partir de l’expérience, et qui institue comme étant universelle telle ou telle caractéristique que présentent sans exceptions tous les cas observés jusqu’ici au sein d’un ensemble déterminé. Il s’agit donc d’un universel de fait qui a donc un caractère extensif et peut se dénommer également l’universel constaté. Par exemple : tous les êtres humains sont mortels.
Et d’autre part, un universel de droit, qui affirme le caractère nécessaire, donc, absolu et a priori, de telle ou telle caractéristique propre à la totalité des éléments d’un ensemble donné. L’universel de droit, n’est pas seulement absolu, le plus souvent il est aussi prescriptif, et il ouvre donc sur le normatif […]. Par exemple : tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits.
[…] L’universel de fait [ou] de droit, prend une valeur et un sens différent selon que l’on l’oppose à particulier ou que l’on l’oppose à contextuel, et cela change les termes et les enjeux politiques des débats.
Pour le dire autrement, le sens que prend le terme universel au sein du binôme antinomique universel#particulier est différent du sens que prend ce même terme dans le binôme antinomique universel#contextuel, et c’est le glissement subreptice, ou la fluctuation imperceptible, entre ces deux champs sémantiques qui bien souvent brouille les débats à propos de l’universel. […]
[…] Une opposition classique est celle qui confronte l’universel au particulier et qui trace une nette dichotomie entre, d’une part, ce qui est propre à tous les éléments sans exception d’un ensemble, et, d’autre part, ce qui ne caractérise qu’une partie de celui-ci.
Cette opposition a pris une tournure particulière en ce qui concerne l’universel constaté concernant l’être humain. La constatation par l’anthropologie de la diversité des cultures a alimenté un relativisme culturel qui a servi parfois de machine de guerre contre l’universalisme. Prenant le contre-pied de ces effets jugés fâcheux, cette même discipline a entrepris une recherche des traits communs à tous les êtres humains susceptible de contrer, à son tour, le relativisme culturel et d’apporter de l’eau au moulin de l’universalisme. Une partie des motivations qui poussent anthropologues et membres d’autres disciplines, telles que la psychologie ou la linguistique, à se lancer à la recherche d’universels de fait provient, très probablement, du souci d’instaurer et de sauvegarder des universels de droit concernant l’ensemble de l’humanité […].
[…] En réalité, l’universel qui mérite d’être discuté est d’ordre politique, il concerne les valeurs, les droits, et les choix de vie ; il ne s’agit donc pas de débattre à propos d’un universel constaté ou empirique mais bien d’un universel de droit. […] Face à l’affirmation universaliste selon laquelle certains principes sont au-dessus de tous les particularismes et valent de jure pour la totalité sans admettre aucune exception, les particularistes répliquent que ces principes sont en réalité ceux qu’établit un particularisme masqué et n’ont donc aucun titre à s’imposer à leur propre particularisme.
[…] Il est difficile d’entrevoir sur le plan politique une issue au conflit universalisme / particularisme car il confronte, d’une part, la soif d’absolu propre à l’universalisme et, d’autre part, la libido d’appartenancequi habite le particularisme. Notons que cette confrontation ne met pas sur un pied d’égalité les deux pôles : l’un d’eux occupe nécessairement une position dominante puisque c’est toujours par rapport à un supposé universalisme que quelque chose se définit, ou non, comme un particularisme. Cette dissymétrie ne pourrait s’effacer qu’en dissolvant le rapport de type hiérarchique qui existe entre les deux pôles. Pour ce faire il faudrait aplanir l’axe vertical de la relation et admettre que ce qui est conceptualisé comme étant universel se situe sur le même plan que ce qui est défini comme un particularisme. Les tenants des valeurs présentées comme universelles perdraient alors le privilège d’être l’instance à partir de laquelle se définit le particulier. Un scénario peu plausible, car il implique que l’universalisme se fasse d’abord hara-kiri […].
Avant d’aborder dans ce qui suit l’antinomie universalisme#contextualisme je voudrais faire une dernière remarque à propos de l’insistance sur l’unité du genre humain qui accompagne souvent le point de vue universaliste. Personne ne met en question le fait que les êtres humains partagent un nombre très important de caractéristiques communes. Cela dit, quels sont les effets de parler de l’unité du genre humain au lieu d’en rester à la reconnaissance du grand nombre de traits partagés par ceux-ci ? Il se pourrait, par exemple, que l’accent mis sur l’unité rende moins saillant le fait que les êtres humains présentent aussi un très grand nombre de différences entre eux, et voile le fait que, s’agissant d’êtres en chair et en os, le respect de leur singularité importe autant que celui qui est dû à ce qu’ils ont en commun. Un point de vue que l’anarchisme n’a cessé de mettre en valeur par-delà toutes les tentatives d’écraser le singulier sous le général. […]
Si, au lieu d’opposer l’universel et le particulier, nous contemplons maintenant l’antinomie universel#contextuel, en nous limitant cependant au domaine de l’universel de droit, ce sont d’autres enjeux du débat autour de l’universel qui montent aux remparts. Des enjeux qui interpellent l’exigence de liberté propre au relativisme face au désir d’inconditionnalité propre à des théoriciens qui cherchent à transcender ce qui est tout simplement humain, c’est-à-dire ce qui est donc contingent et non absolu[^1].
Quoi que l’on puisse penser du relativisme, il est bien connu que face à l’absolutisme, qui est propre à l’universalisme, celui-ci soutient que rien n’est inconditionné, c’est-à-dire que toute chose est relative à autre chose qu’elle-même. En d’autres termes, rien n’est en soi […], car ce qui est résulte de l’ensemble des relations qui le constituent. Cela signifie que, loin de demeurer invariables comme si elles étaient attachées indestructiblement à une supposée essence, les entités se modifient lorsque se modifient les relations qui se nouent en elles et qui définissent leur contexte.
Qu’advient-il quand les entités auxquelles nous nous référons appartiennent au domaine de l’être humain (par exemple les valeurs, les principes, les savoirs, etc.) ? Il se passe tout simplement que le contexte qui les définit et qui les constitue est, nécessairement, de nature socio-historique, et donc intrinsèquement changeant. La conséquence est que cela oblitère toute possibilité que ces entités puissent prétendre à une quelconque universalité. L’universel et le contextuel sont mutuellement exclusifs tout comme le sont l’absolutisme et le relativisme.
Le vieil universalisme n’avait pas tort lorsqu’il se présentait comme étant inconditionné, comme étant non contextuel, et comme impliquant que si un élément est universel il l’est, nécessairement, en tous les temps et dans tous les contextes. […] L’universel fige et neutralise le futur. Mais qui pourrait imposer une telle condition au futur ? La réponse est, bien évidemment, personne. De même, face à la référence à tous les contextes, on peut se demander, qui peut donc savoir quels sont les contextes qu’il y a dans tous les contextes ? Personne, encore une fois.
C’est à juste titre que les néo-universalistes se refusent à assumer ces implications, qui ne conduisent qu’à des apories ou à des actes de foi, encore faut-il qu’ils expliquent quelle étrange forme pourrait prendre un universel qui ne le serait que dans certains contextes et pas dans d’autres, et qui ne vaudrait que pour un temps particulier et non pour tous les temps. Si l’universel que l’on cherche à reconstruire n’est pas vraiment universel, pourquoi s’entêter à vouloir utiliser un signifiant qui trahit son signifié mais qui par inertie en charrie quand même les connotations et les implications ?
[…] L’universel, quelles que soient son extension et sa compréhension, ne fait sens que pour un sujet particulier, socio-historiquement situé et constitué. L’universel est donc d’emblée particulier dès qu’il est pensé et énoncé, et c’est pourquoi il n’est pas abusif de dire, non sans ironie, que l’universalisme est un particularisme qui a oublié ses origines.
Ensuite, comme il est clair que les universels ne sont pas des êtres naturels qui attendent quelque part que nous les découvrions, ils ne peuvent être que des êtres construits. Or, l’expression construire de l’universel est tout simplement paradoxale car, d’une part, l’universel se postule comme inconditionné […].
Pour éviter le paradoxe il semble que la seule issue soit celle de choisir entre abandonner l’universalisme, l’option que bien évidemment je conseillerais, ou au contraire accepter, mais alors sans fausse pudeur, que les universels de droit sont des êtres naturels, donc non contingents, non contextuels et non socio-historiques. Il me semble assez clair qu’en l’état actuel de nos connaissances c’est la première option qui est de très loin la moins coûteuse en prolifération d’actes de foi, c’est-à-dire d’acceptation de croyances non fondées tout en sachant qu’elles ne le sont pas.
Nous trouvons dans le soi-disant caractère universel des droits de l’homme une magnifique illustration des apories qui sont propres de l’universalisme. Car, pour que le caractère universel des droits de l’homme ait un sens qui ne soit pas trop forcé, il nous faudrait accepter deux présupposés tout à fait inacceptables.
Le premier présupposé est que les droits sont naturels, alors que de toute évidence ils résultent d’un ensemble assez complexe et dilaté dans le temps de pratiques qui, étant socio-historiques, sont forcément contingentes.
Le deuxième présupposé est que l’être humain (le sujet) est une entité, transhistorique et fondatrice, participant d’une nature humaine essentielle, alors que de toute évidence il n’est que le produit de l’expérience qui le constitue, et il est aussi historiquement variable que celle-ci.
Le fait de rejeter les présupposés intenables qu’il faudrait accepter pour pouvoir considérer comme universels les droits contenus dans la Déclaration n’implique pas que nous ne défendions pas ces droits. Nul besoin de les proclamer universels et d’exiger l’accord avec les présupposés requis par cette proclamation pour qu’ils soient assumés et défendus. […]Il suffirait de dire à propos de ces principes et de ces valeurs, non pas qu’ils sont universels mais simplement que nous leur attribuons une grande importance, que nous voudrions que le monde entier les partage, et que nul n’en soit exclu contre son gré.
En tant qu’il combat la logique de la domination […] l’anarchisme ne peut être d’après moi qu’un anti – universalisme. Défendre pour l’ensemble des êtres humains le droit à la différence ? Soutenir que tout le monde doit pouvoir choisir librement ? Vouloir que l’égalité règne au sein de l’humanité entière ? Etc., etc. Voyons donc, mais bien sûr ! […]
Cela dit, deux interrogations sont difficiles à éviter : qu’ajoute le fait de placer ces valeurs et ces principes sous le parapluie de l’universalité ? Et puis : est-ce que, finalement, cette opération est compatible avec l’anarchisme ? […]
En fait, la prétention à l’universalité est tout à fait superflue car elle n’ajoute rien à l’affirmation que telle valeur est positive et qu’elle devrait être assumée par tous les êtres humains, mais par contre elle a comme implication pratique la mise au ban de ceux qui ne partagent pas cette valeur réputée universelle de droit. En effet, conférer à quelque chose le statut d’universel c’est ipso facto lui attribuer une forme d’obligation : nul ne peut en être exclu, tous doivent le respecter et le faire respecter, l’universel n’admet aucune exception, et si elle se produit elle est forcément contra natura.
Il est clair que l’on peut argumenter philosophiquement et politiquement des idées de liberté et de droits humains sans postuler pour autant leur caractère universel. Cependant il arrive que le choix du vocabulaire révèle plus de choses que ceux qui l’effectuent n’en ont parfois conscience. À bien y songer, c’est peut-être ce qui s’est passé avec le choix du terme universel. […] L’extension d’un droit ou la portée d’une valeur pourrait être symptomatique d’une volonté de puissance à la mesure de l’Univers lui-même. Bien entendu cela est vrai des institutions et des organisations, par exemple l’Église catholique (Église universelle bien sûr) […]. En fait l’Universalisme n’est que la continuation sécularisée de la soif d’absolu des religions monothéistes. Comme elles, il est à la recherche de garanties transcendantes qui évacuent toutes les incertitudes et les angoisses en dépassant la simple et fragile finitude humaine.
Ce qui peut fourvoyer le regard anarchiste sur l’universalisme, c’est qu’il existe effectivement une relation interne entre l’universalisme et cette égalité que l’anarchisme met au premier plan. Lorsqu’il attribue un droit aux êtres humains (ou à un sous-groupe spécifique) l’universalisme postule que tous les êtres humains (ou tous les membres de ce sous-groupe) bénéficient de ce droit, sans aucune exception ; l’universalisme recouvre donc un principe égalitaire strict car nul ne saurait être exclu de ce qui est proclamé universel. Le caractère universel de cette proclamation remplit la fonction politique de garantir la non-exclusion, par principe, de qui que ce soit, et cela ne peut que satisfaire les principes anarchistes.
Cependant cette fonction, qui consiste à établir qu’un droit, une valeur, ne peuvent être refusés à personne et que nul ne peut en être exclu, peut être assurée par d’autres moyens que celui de proclamer leur universalité, en explicitant tout simplement, par exemple, ce principe de non-exclusion ainsi que l’exigence égalitaire qui l’accompagne.
Cela dit, que faire lorsqu’un collectif refuse le principe égalitaire parce qu’il valorise, par exemple, la différenciation hiérarchique ? Chantre de l’autonomie et de la diversité, l’anarchisme peut-il refuser l’autonomie à qui préfère l’hétéronomie ? Ou bien peut-il refuser l’homogénéité à qui prise l’unité avant tout ? Notre conception de la justice, de l’égalité, de la liberté, etc., n’est pas nécessairement celle que tous devraient partager, sauf, bien entendu, à considérer que l’anarchisme est lui-même un universalisme.
Par ailleurs, l’accent que met l’anarchisme sur la diversité, sur la différence, sur le multiple, sur la pluralité, annule toute prétention à l’universalité et incite au respect de l’existant effectif, réel, qui, lui, est toujours antithétique avec l’universel puisqu’il est forcément singulier et toujours inséré dans un contexte déterminé.
En définitive, il ne s’agit pas de repenser l’universalisme mais bien de le remplacer par autre chose, car l’anarchisme ne peut qu’être belligérant contre l’universalisme, tout comme il se doit d’être belligérant contre les valeurs qui s’opposent diamétralement aux siennes au sein de certains particularismes.
C’est parce que rien ne peut prétendre à l’universalité de droit que nous n’avons d’autre issue que d’accorder sans cesse avec autrui et d’argumenter de défendre nos propres positions au mieux de nos capacités persuasives.
Disons le tout net, l’anarchisme ne peut être lui-même qu’un particularisme, voire une singularité, même s’il désire que ses valeurs et ses pratiques soient partagées par tous les êtres humains. Et ajoutons que rien ne saurait être universel pour l’anarchisme car cela signifierait en termes de stricte rationalité qu’une limite, non accordée par les intéressés mêmes, serait imposée à la liberté.
Tomás Ibáñez, Membre du collectif depuis 2011
Conserver la dimension de l’universel L’Internationale et le genre humain