Tomás Ibáñez
Le fait que la question de la révolution sociale soit l’objet de nombreuses controverses au sein même de ses partisans n’est pas une nouveauté même si le contenu et la vivacité des polémiques ont varié considérablement selon les époques. […] Aujourd’hui la vivacité des débats a perdu beaucoup de son intensité, ce qui témoigne probablement d’une perte d’intérêt à son sujet. […] Pour les uns la révolution est un concept périmé qui prit son élan dans la Révolution française et joua certes un rôle important pendant un peu plus d’une centaine d’années à compter du milieu du XIXᵉ siècle, mais qui a déserté aujourd’hui la scène politique. Il est facile de constater, disent-ils, que le pouvoir incitateur qu’avait l’idée de révolution dans l’imaginaire des secteurs socialement combatifs a fortement diminué, pour ne pas dire qu’il a pratiquement disparu. De même, il apparaît que la croyance collective en la possibilité réelle de produire un changement social révolutionnaire s’est évaporée. […]
Face à ceux qui soutiennent ce point de vue d’autres se refusent à entériner la caducité du concept de révolution et à enfermer celle-ci dans les oubliettes de l’histoire. Ils sont convaincus que la révolution se révèle plus nécessaire que jamais, et que les catastrophes vers lesquelles le capitalisme entraîne l’humanité et même la planète la rendent aussi indispensable qu’inévitable. C’est, disent-ils, la peur qu’elle suscite parmi les forces de la réaction qui les pousse à tenter de la désamorcer en construisant et en propageant urbi et orbi le discours de son impossibilité. En effet, la volonté de révolution pouvant contribuer à la faire éclater, il s’agit de tarir cette volonté et c’est ainsi qu’un discours puissamment relayé par les médias s’évertue à déconstruire le legs des Lumières, s’acharne à créer le sentiment de l’inutilité de l’action révolutionnaire, et travaille à susciter dans la population un sentiment généralisé d’impuissance politique qui revêt la forme du fameux TINA (There Is No Alternative – Il n’y a pas d’alternative) de Margaret Thatcher. […]
Aussi bien les défenseurs que les détracteurs de la pertinence du concept de révolution semblent donc s’accorder sur la constatation du reflux de ce concept dans l’imaginaire contemporain, ainsi que sur la perte de son pouvoir mobilisateur ; cependant, leur désaccord est total quant aux raisons de cet état de choses et quant à la nécessité ou non de revitaliser la croyance collective en la révolution.
Qu’en est-il ? De quoi parle-t-on au juste lorsque l’on discute de révolution ? Est-elle impossible à l’époque actuelle ou bien, au contraire, est-elle non seulement possible mais, de plus, inévitable ?
Parler de l’impossibilité de la révolution à l’époque actuelle est un pur non-sens car cette possibilité est intrinsèque à la dimension historique de nos sociétés, elle lui est consubstantielle, et la nier reviendrait tout bonnement à nier cette dimension. Pour que la révolution disparaisse du registre des événements possibles il faudrait que la société cesse d’être constituée par des êtres humains et qu’elle cesse d’être produite en une bonne mesure par leurs actions, ce qui défie toute imagination, sauf apparemment celle des chantres néolibéraux de la « fin de l’histoire ».
Castoriadis et Foucault, pourtant en désaccord sur bien des points, se donnent ici la main pour souligner que l’histoire est création au sens fort du terme, qu’elle est production de discontinuités qui éclatent dans notre déjà-là historique, et qu’elle représente donc un processus ouvert dont le cheminement est fait de bifurcations créatrices de nouveauté. Si la discontinuité et la création de nouveauté font partie de l’histoire cela signifie que la structure sociale présente toujours des degrés de liberté et que, par cela même qu’il est historique, le présent est toujours susceptible de se rompre et de bifurquer vers l’inédit. En d’autres termes, une sortie hors de l’institué est, par principe, toujours possible. […]
Mais il n’y a pas que l’ouverture de l’histoire qui fait de la révolution une possibilité toujours présente, il y a de plus le caractère irréductible des pratiques de liberté qui, s’enracinant dans notre subjectivité, laissent toujours une porte ouverte à l’insurrection contre l’institué. […]
Cela dit, s’il est vrai que la révolution constitue bien une éventualité qui demeure tout à fait possible aujourd’hui, notamment parce qu’elle est inhérente à notre condition socio-historique, par contre l’avènement d’une révolution revêtue des traits qui la caractérisaient dans l’imaginaire révolutionnaire qui a prévalu pendant une bonne partie des deux siècles précédents, constitue une éventualité tout à fait impossible. […]
Pour saisir le degré auquel l’ancien imaginaire a été oblitéré par la réalité actuelle, il faut bien voir que les changements imprimés au monde depuis quelques décennies, loin d’être des modifications mineures, initient en fait un véritable changement d’époque et amorcent le glissement vers une nouvelle ère. Tout indique, en effet, que nous sommes engagés sur le chemin qui mène simultanément vers une nouvelle ère du capitalisme, vers une nouvelle ère technologique, et vers une nouvelle ère idéologique. Ces trois nouvelles formations historiques sont entrelacées, elles sont nouées dans un rapport synergique, comme si elles ne constituaient en fait que différentes facettes d’un même phénomène global.
Démentant les augures qui annoncent périodiquement la crise terminale du capitalisme, celui-ci a largement démontré tout au long de son existence son énorme capacité de régénération, une capacité que la métaphore de l’hydre engendrant plusieurs têtes pour chacune de celles qui lui sont coupées, évoque à la perfection. N’hésitant pas à se nourrir de cela même qui s’oppose à lui, il s’adapte et se transforme avec une efficacité redoutable, et il nous faut bien reconnaître que sur bien des aspects le capitalisme a opéré une véritable mutation qui l’éloigne considérablement de ses formes antérieures.
Cette nouvelle modalité de capitalisme se révèle particulièrement apte à extraire du profit des flux, qu’il s’agisse, entre autres, de flux financiers ou de flux d’information. Il apparaît aussi, pour fournir un autre exemple, que la production de valeur ne repose plus exclusivement sur le travail et que l’exploitation des travailleurs n’est plus la source principale du profit. En fait, c’est l’ensemble des activités de la vie quotidienne qu’il a transformé en source de bénéfice, envahissant jusque dans ses moindres recoins toute la sphère de l’existence humaine à laquelle il inocule sa propre logique.
À l’instar du pouvoir qui, moyennant son propre exercice, produit les conditions de sa continuelle expansion, le capitalisme travaille à construire les sujets qui sont les plus aptes à lui procurer des gains et à lui permettre de consolider en même temps son emprise. Ainsi, il a appris que produire les désirs des sujets au lieu de se limiter à les satisfaire garantissait une extraordinaire source de profit, et c’est ainsi que la consommation et l’endettement se sont joints à l’exploitation du travail comme moyens pour accroître le capital. […]
Les technologies de l’information et de la communication sont l’un des principaux éléments qui ont permis la mise en place de la nouvelle ère capitaliste. Sans elles l’exploitation des flux, financiers et autres, n’aurait ni l’ampleur ni les modalités qu’elle connaît aujourd’hui, et la nouvelle phase de la mondialisation n’aurait pas pu se produire. En effet, celle-ci ne représente pas seulement l’extension à l’ensemble de la planète du marché capitaliste et de sa logique productive, mais elle instaure aussi un nouvel ordre économique caractérisé notamment par la densification et la rapidité des interconnexions ainsi que par la capacité de gestion à très grande échelle, à très grande vitesse et en flux tendu.
Pour important que soit son rôle dans la reconfiguration du capitalisme, ce n’est pas seulement dans le domaine de l’économie que l’informatisation générale du monde a ouvert une nouvelle époque. Dans la mesure où l’informatique est une technologie productrice de technologies c’est, bien entendu, sur de multiples plans qu’elle transforme le monde. C’est ainsi, pour ne fournir que deux exemples parmi beaucoup d’autres, qu’elle a impulsé l’ingénierie génétique, avec le post-humanisme comme horizon, ou qu’elle a contribué à renouveler la conduite de la guerre avec l’impact qu’a eu l’informatique sur la sophistication de l’armement et sur les stratégies militaires (drones, missiles téléguidés, attaques informatiques, notamment, mais aussi rénovation du renseignement militaire).
Toutes ces transformations dans lesquelles intervient l’informatique retentissent d’une façon ou d’une autre sur la question de la révolution.
Surveillance généralisée, transparence totale, traçabilité minutieuse, accumulation illimitée et recoupements constants de données, analyses d’ADN, droit de regard de l’État sur la vie privée et auto-exposition volontaire de nos faits et gestes, toutes nos actions laissent des traces qui sont soigneusement archivées par les services de l’État ainsi que par d’importantes entreprises privées. À n’en pas douter, avec la colonisation du monde par l’informatique le contrôle social a pris un nouveau visage et débouche sur une société du contrôle total qui n’est pas faite, précisément, pour faciliter les activités révolutionnaires. […]
Ce n’est pas seulement le monde social et technologique qui change, c’est aussi la sphère idéologique qui est en train de muter. Pour faire vite et pour éviter des termes polémiques disons simplement que nous avons commencé notre sortie hors de la Modernité. Sur le plan idéologique celle-ci se définissait, en Occident, par l’adhésion généralisée au discours construit par les Lumières qu’elle assumait comme fondement de sa propre légitimité.
Or, il est de plus en plus largement admis que les grands récits des Lumières ne sont plus crédibles, et que les métarécits de l’Émancipation, du Progrès, de la Raison triomphante, du Projet à réaliser, de la Science intégralement bénéfique, de l’Espoir dans un Futur toujours meilleur, etc., se heurtent à trop d’arguments critiques pour pouvoir continuer à fonder et à légitimer le credo contemporain.
À condition de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, car il est clair que les Lumières étaient bien loin de constituer un bloc homogène et que certains de ses principes représentent des acquis fondamentaux[^1], on ne peut qu’applaudir au démantèlement critique du grand récit des Lumières et des pièges qu’il tendait. Il est cependant bien plus difficile de juger le récit qui est appelé à le remplacer pour légitimer la nouvelle époque car il est encore balbutiant et confus.
Parmi les quelques éléments qui semblent s’en dégager on pourrait avancer, entre autres, l’acceptation généralisée de l’incertitude comme principe relayant la fin des certitudes solidement fondées et fondatrices, ou le remplacement des valeurs transcendantes et absolues par des critères d’ordre pragmatique avec une teneur relativiste, ou encore la recomposition des valeurs morales inscrites dans la culture occidentale pour répondre, notamment, à la percée chaque fois plus probable de la condition post-humaine qu’annoncent, notamment, l’ingénierie génétique, l’eugénisme positif et les implants intracorporels de puces RFID et autres dispositifs informatiques. […]
Telle que je l’entends la signification du vocable « révolution » renvoie dans sa formulation la plus générale à une mutation de l’institué, c’est-à-dire à un changement radical des formes sociales établies, des rapports politiques existants, des modes de vie dominants, sous l’impulsion d’une intense activité politique collective. Cette signification ne saurait varier trop fortement sous peine d’utiliser ce terme pour parler de tout à fait autre chose que de la révolution telle qu’elle s’est inscrite dans la langue. Cela dit, cette signification est pratiquement le seul aspect que nous devons maintenir relativement fixe lorsque nous nous référons à la révolution sociale car presque tout ce qui était attenant à ce concept a changé, que ce soient ses conditions de possibilité, ses contenus concrets, son sujet porteur, etc.
Si nous admettons que le présent demeure toujours ouvert aux révolutions, et qu’il l’est même probablement encore plus que par le passé, […] et si, finalement, nous convenons que l’imaginaire révolutionnaire est un élément important de l’action politique subversive, il reste à savoir comment se pose aujourd’hui la question de la révolution sociale et, au cas où il existerait encore un imaginaire révolutionnaire au sein de la nouvelle militance, de quoi il est fait.
Au vu des changements opérés dans nos sociétés il serait vain de chercher à projeter l’imaginaire traditionnel de la révolution sur l’actuel désir de révolution en prétendant saisir ainsi ce qui nourrit ce désir. Bien au contraire, il nous faut partir des pratiques animées par ce désir, et voir à partir d’elles quelle est la représentation de la révolution qui s’en dégage.
Pour cela, une manière sans doute limitée mais qui est celle qui m’est le plus accessible consiste à prêter attention aux discours et aux pratiques des collectifs de jeunes anarchistes qui prolifèrent aujourd’hui par le monde entier et qui présentent des traits étonnamment semblables quels que soient les lieux où ils se constituent.
[…] Pour ces collectifs l’activité révolutionnaire consiste à créer des contre-pouvoirs, des contre-institutions, à construire des fragments d’une société en parallèle, nichée dans les interstices de l’ancienne société et à développer des formes de lutte qui en plus des affrontements et des actions revendicatives créent aussi des réalités sociales n’obéissant pas à la logique du système. […]
Pour finir, il me semble qu’aujourd’hui, aussi bien le désir de révolution, que la volonté de révolution, et la certitude qu’elle fait partie du possible, sont des éléments tout aussi nécessaires que l’est l’abandon du vieil imaginaire révolutionnaire. Cela dit, la disparition de l’idée d’un « projet révolutionnaire » orienté à produire dans le futur la rupture qui accoucherait d’une société où régnerait la liberté dans l’égalité, soulève bien sûr la question de savoir si un anarchisme sans ce type de projet révolutionnaire fait toujours sens. Oui, sans l’ombre d’un doute, dans l’exacte mesure où l’anarchisme concentre ses énergies sur la transformation révolutionnaire du présent, même s’il ne les consacre plus à avancer vers un événement n’appartenant qu’au futur.
Possible en l’absence du projet révolutionnaire classique, l’anarchisme est par contre tout à fait dénué de sens s’il est démuni du désir de révolution et de la volonté de révolution.
Tomás Ibáñez, Membre du collectif depuis 2011
Révolution (Introduction) Revisiter l’anarchisme révolutionnaire