Marianne Enckell
L’arrestation mouvementée d’un groupe de militants à Tarnac, en novembre 2008, et les très graves chefs d’accusation dont le pouvoir d’État les a affublés ont suscité pendant trois mois un nombre de textes, de manifestes et de pétitions comme on n’en avait plus lu depuis longtemps. […]
Le plus grave, c’est qu’un homme reste en prison, ainsi que plusieurs militant.e.s inculpé.e.s dans d’autres affaires sous le même prétexte de « mouvance anarcho-autonome » ; avec un dossier judiciaire vide, nourri par la machine infernale du discours contre le terrorisme, qui n’exclut donc pas de lourdes conséquences.
« L’antiterrorisme est une machine qui tend à désigner toute forme d’insoumission comme un ferment « révolutionnaire », c’est-à-dire comme le germe du chaos à venir, mais c’est aussi un laboratoire où l’on crée de nouveaux marchés politiques et économiques : désigner l’ennemi intérieur, le fabriquer pour mieux le saisir et l’écraser publiquement est devenu une mécanique, un savoir-faire à disposition des fractions de la classe dominante[^1]. »
On ne le répétera jamais assez, chaque détenu.e est un.e détenu.e de trop, quelles que soient les raisons de son entaulement. Mais cette remarque concerne tout le système des prisons, celui de l’organisation de la vindicte appelée justice[^2], et non l’innocence ou la culpabilité des personnes emprisonnées. Le discours sur les droits présumés des prisonniers politiques risque de faire silence sur les « prisonniers sociaux », celles et ceux-là qui n’ont eu que le « crime » pour dire leur désarroi, la misère dans laquelle ils vivent, leur haine des contraintes, celles et ceux-là qui sont écrasés dans le silence funèbre de l’enfermement. Le courageux journal L’Envolée[^3] est aujourd’hui un des rares lieux où leur parole se fait entendre, où l’idée est défendue que « juger, punir et même soigner le criminel » ne devrait plus exister, que c’est la notion même de crime qui doit être remise en question – par la pratique et la redéfinition des rapports sociaux et des normes qui devraient les régir.
Sans loi, pas d’infraction, sans loi, pas de crime. Peut-on parvenir à vivre en dehors de la loi sans être taxé de criminel, voire de terroriste ?
« Ils refusent de se soumettre à l’ordre social dominant, mais rejettent aussi tout embrigadement dans les organisations syndicales ou politiques. Leur refus des normes bourgeoises, comme des préjugés propres aux classes populaires, les amène à inventer d’autres rapports entre hommes et femmes et entre adultes et enfants, à prôner l’amour libre et la limitation volontaire des naissances. Leur rejet du salariat les conduit à expérimenter la vie en milieu libre, à réfléchir à d’autres modes de consommation et d’échanges, mais aussi à emprunter la voie de l’illégalisme, alternant chapardages et petites combines, débrouille et estampage. »
À quoi bon revenir à des exemples vieux d’un siècle ? Anne Steiner parle dans son récit des habitants de communautés de la Belle Époque[^4], mais elle pourrait aussi parler de gens d’aujourd’hui, ceux de Tarnac, de Christiania, de Frayssinous, d’Anarres, des espaces autogérés et des centres sociaux, tous ces « laboratoires de l’utopie » bien réels qui rythment l’histoire et l’imaginaire anarchiste. […]
Nul ne peut ignorer la loi ; et celles que se donnent en toute autonomie les communautés ou les organisations n’ont aucune légitimité face aux lois de l’État.
L’action directe, qui veut ignorer le cadre légal et ne demande la permission à personne, est-elle alors illégale, donc punissable ?
Chez Émile Pouget, un de ses porte-parole les plus connus, l’action directe est d’abord de type syndical, ouvrier[^5]. Elle implique « que la classe ouvrière se réclame des notions de liberté et d’autonomie au lieu de plier sous le principe d’autorité. […] L’action directe est […] contradictoire avec le fonctionnement des agrégats démocratiques dont le mécanisme obligé est le système représentatif qui implique, à la base, l’inaction des individus ». […]
L’intérêt de son argumentation tient à l’opposition qu’il met en évidence entre action directe et démocratie représentative, définissant ainsi la véritable autonomie des acteurs et du résultat recherché.
[…] Les actions directes menées aujourd’hui sont généralement de deux sortes : la reprise – occupations de maisons et de locaux, perruque, « récup’ » – et le blocage, voire la destruction, pour rendre visibles et dénoncer les impasses du système, l’infamie de la répression, les complots des patrons contre les mouvements sociaux, pour dire aussi le surgissement de la vie contre un monde qui ne peut nous promettre que la mort.
La réponse donnée à ces actions est systématiquement leur criminalisation.
« La légalité n’est pas un donné en soi, mais une construction sociale. Chaque société définit ce qui est légal ou illégal, ce qui fait l’objet d’une sanction positive ou négative. […] La transgression ou le respect des règles (légales notamment), ainsi que la réaction sociale face à l’un ou l’autre comportement, doivent se comprendre à la lumière du fonctionnement de cette société. Dans une société comme la nôtre qui fonctionne sur la base de rapports de domination (de classe, de race et de genre), incarnés dans les structures de l’État et en particulier dans les lois, la définition et l’application des normes et des sanctions sont l’expression des intérêts du groupe dominant. C’est pourquoi le secret bancaire ou la spéculation immobilière sont légales alors que l’occupation de logements vides est illégale »[^6].
Un des textes parus après les arrestations de Tarnac propose de « réfléchir sur le sens politique du blocage des voies de chemins de fer »[^7], le reliant aux actions directes de la tradition ouvrière.
[…] Bloquer l’économie, que ce soit par la grève, le boycott ou l’interruption des flux, a toujours été la meilleure arme des luttes politiques, du mouvement ouvrier du début du XXᵉ siècle (avec déjà des sabotages de train) aux piqueteros argentins, en passant par la Résistance ou les routiers grévistes et leurs opérations escargot. […] Dans un monde qui fonce droit dans le mur, il y a peut-être quelque chose de salutaire à suspendre l’agencement du quotidien, les flux à grande vitesse de travailleurs, cadres, businessmen, traders, marchandises, déchets nucléaires sur lesquels se base la machine à exploiter.
S’attaquer au TGV, c’est aussi viser une certaine forme de l’organisation sociale, comme en témoignent les résistances populaires à la construction des lignes à grande vitesse au pays basque et dans le Val de Suza italien, aussi bien pour ce qu’elles impliquent en termes de restructuration locale que pour le refus du modèle économique qu’elles composent. […] On peut le voir comme une manière parmi tant d’autres d’interroger concrètement le dogme sacré de la croissance économique, décrié aujourd’hui par une bonne partie de la population (qui en subit les effets quotidiens). Le fait d’entretenir cette capacité de blocage et de perturbation matérielle sera donc décisif pour ceux et celles qui entendent encore réorienter la société sur d’autres rails, pour construire les rapports de force des luttes présentes et à venir. »
« Le train-train va bientôt dérailler », chantent les manifestants parisiens ; « sabotons le train-train », clame une longue banderole suspendue dans une gare bruxelloise, l’autre jour. Oserons-nous courir le risque de le faire ?
Dans le soutien aux « neuf de Tarnac », on trouve pour moitié des proclamations d’innocence, pour moitié des appels à la solidarité par l’action directe, le sabotage et la désobéissance.
Eux-mêmes parlent peu. Revendiquent-ils, ne revendiquent-ils pas ? Les huit amis de Julien ont peut-être bien trouvé le ton qu’il fallait, dans la lettre ouverte à leurs juges qu’ils ont envoyée récemment[^8] :
Nous constatons qu’il y a plus de joie dans nos amitiés et nos « associations de malfaiteurs » que dans vos bureaux et vos tribunaux. […] S’il semble aller de soi pour vous que le sérieux de votre emploi vous amène jusqu’à nous questionner sur nos pensées politiques et sur nos amitiés, nous ne nous sentons pas, quant à nous, le devoir de vous en parler. […] Pas de peur, pas d’apitoiement. Pas de héros, pas de martyrs. C’est précisément parce que cette affaire n’a jamais été juridique qu’il faut transporter le conflit sur le terrain du politique. Ce que la multiplication des attaques d’un pouvoir toujours plus absurde appelle de notre part, ce n’est rien d’autre que la généralisation de pratiques collectives d’autodéfense partout où cela devient nécessaire.
L’autodéfense et la solidarité sont aujourd’hui nécessaires, sans aucun doute. Mais gare aux ruses du pouvoir : la lutte contre la répression peut épuiser les forces, brouiller les pistes et les esprits, se transformer en cercle vicieux. S’il faut sans cesse inventer des moyens de se défendre et de dénoncer, il est plus encourageant de se battre sur son propre terrain, de ne pas laisser à l’adversaire le choix des armes, de ne pas perdre de vue le grand soir ou le soleil du matin.
Marianne Enckell, Membre du collectif de Réfractions depuis 1997