Eduardo Colombo
Dans la « société de l’insignifiance » le monde change vite, la pensée dérive, l’action décline. L’apathie politique des masses devient le fond sur lequel se détachent toutes les figures de l’événementiel éphémère, spectaculaire, éclatant de trivialité. Et, en même temps, paradoxe inquiétant, un tel éphémère est le seul réceptacle des passions populaires, vivantes, festives.
L’individu privatisé – forme « fabriquée », organisatrice d’une vie centrée sur les petites misères et les petits plaisirs, sans projet collectif, sans futur – est le citoyen de nos démocraties qu’avait prévu Tocqueville en imaginant « une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes ». […]
Ce citoyen, ce sujet assujetti à l’ordre symbolique dominant, est l’élément nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie néolibérale, malfaçon construite sur l’onde longue de la sécularisation. S’il y a une sortie de la modernité c’est ce tournant de l’histoire que nous a légué le malheureux XXᵉ siècle qui […] nous a laissé un ensemble de représentations imaginaires et de formes institutionnelles organisées autour de la démocratie représentative, des « droits de l’homme » (les droits humains), du marché capitaliste, de la « liberté des modernes », de « l’opinion publique », de la judiciarisation croissante des relations humaines. Ces formes diverses sont présentées comme les parties d’un tout organique qui prétend être, à l’intérieur du bloc imaginaire néolibéral, la limite indépassable du politique. Ainsi toute tentative de briser ce bloc sera taxée de régressive. La révolution est définitivement « interdite ».
La société fonctionne, pensons-nous, sur la base d’un système symbolico-imaginaire de significations – de concepts et de valeurs – organisé comme un « champ de force » en attirant et en orientant les différents contenus de cet univers de représentations et de pratiques. Il s’exprime, ou se rend visible, sur le mode d’institutions, d’idéologies, de mythes, de sciences, formes sociales qui, une fois établies, enferment et bornent la pensée et l’action. C’est cela qui nous permet de parler de bloc imaginaire. […]
Les théories du pouvoir politique, et leur capacité de persuasion, sont largement tributaires de la structure globale du social-institué qui définit une période historique. Ainsi, l’essor du christianisme pendant l’Antiquité tardive et tout le Moyen Âge avait permis à la papauté l’élaboration et la généralisation d’une conception théocratico-monarchiste du pouvoir politique. […] Pour le commun des gens, au plus bas de l’échelle, il ne reste que la seule condition de sub-jectus ou sub diti. Alors, le « droit de résistance », qui pourtant avait une longue tradition, devient impensable pendant dix siècles. On ne peut pas appeler à la résistance contre Dieu. […]
Au milieu du XVIIᵉ siècle, Hobbes construira la puissante théorie qui va se révéler fondatrice du « principe métaphysique » de l’État moderne. Elle postule, à côté et séparé du domaine théologique, la construction de la société civile – ou politique – comme une réalité artificielle créée par la volonté des hommes. Ce sont les individus humains qui s’accordent, pour des raisons humaines et rationnelles, à partir d’un pacte initial, pour instaurer un Pouvoir (autorité/domination) politique. Ce pacte d’origine est la fiction nécessaire pour fonder en droit l’obligation politique ou devoir d’obéissance. Il légitime, en conséquence, la prérogative traditionnelle que s’octroie tout gouvernement sur les hommes, leur capacité de coercition, […] L’émancipation du politique et les formes laïques du pouvoir ont encore plus d’un siècle devant elles pour arriver à s’imposer, même si derrière le Pouvoir politique il restera toujours un noyau de sacralité. […]
Aujourd’hui nous nous sommes beaucoup éloignés de ces anciennes polémiques, au fur et à mesure que le pouvoir d’État, sous l’influence des positions contractualistes, est devenu, abstrait, impersonnel et diffus, et la religion une affaire privée. […] L’époque moderne s’installe quand le politique s’autonomise en abandonnant tout lien de soumission avec le domaine religieux. Alors, le Pouvoir politique doit trouver dans la société la justification (légitimation) de son existence. […]
Ce processus d’enracinement du libéralisme à partir des Révolutions anglaises et de la Révolution française – au milieu d’une grande effervescence d’idées républicaines, démocratiques, radicales et protestataires, de Niveleurs et de Diggers, ou d’encyclopédistes, de sectionnaires, d’enragés, ou encore d’idéologues – en passant par les respectives restaurations, va donner à la fin du XIXᵉ siècle une certaine stabilisation de la « démocratie représentative », qui est en réalité un régime capitaliste, bourgeois et oligarchique, en lutte constante avec la conscience historique du besoin révolutionnaire, de la division de classes, de la scission traditionnelle entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent.[…]
C’est ainsi qu’après les expériences totalitaires et les insurrections ou révolutions perdues, nous assistons pendant les trois dernières décennies du XXᵉ siècle – impuissants malgré tous nos efforts – à l’installation rapide de ce bloc imaginaire néolibéral qui, au niveau épistémique, a été vu comme une sortie de la modernité. […]
Depuis les années soixante, avec la proclamation de la fin des idéologies, une démocratie apaisée, d’apparence consensuelle, laisse toute sa place à la résolution des conflits « légitimes » par la concertation et le dialogue, entre les « partenaires sociaux », en respectant la liberté de chacun. […]
La juste critique post-structuraliste des théories juridiques du pouvoir politique aboutit, dans les écrits de Foucault, à la construction d’une théorie du pouvoir qui repose, sans en avoir l’air, je le pense, sur le lit douillet de l’épistémè de notre époque, cohérente, donc, avec les conditions du bloc néolibéral. […]
Je délimiterai trois caractéristiques de la théorie foucaldienne du pouvoir qui s’accordent avec les conditions présentes dans le bloc néolibéral. Ce sont :
– L’élision du sujet, qui rend incertaine l’attribution de l’action à un agent.
– La réduction locale des luttes, « jivarisation » qui laisse le geste de la révolte sans arrimage à la structure holistique du social établi.
– La diffusion du pouvoir, qui devient une lutte de forces qui s’exercent en acte, ou en situation. […]
Foucault en 1971, dans le débat avec Chomsky, paraît reconnaître dans le prolétariat un sujet politique. « Le prolétariat, dit-il, fait la guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois dans l’histoire, il veut prendre le pouvoir. » Il ne la fait pas pour construire un monde plus juste et plus libre, tout cela sont des justifications, des armes dans la lutte, il fait la guerre pour gagner. Foucault reconnaît : « je vais être un peu nietzschéen ». Pour lui c’est une lutte de forces. Le vrai « sujet », même si les mots ne sont pas prononcés, est la volonté de puissance. […]
Il y a des « phénomènes généraux ou collectifs, qui par définition ne peuvent être attribués », et l’exemple donné sont les importants changements de la médecine à la fin du XVIIIe siècle. « Qui en était responsable ? Qui en était l’auteur ? ». Ces changements sont assignables à une période historique, mais difficilement attribués à un auteur, à un agent responsable et conscient.
Si on dit : « Il pleut », personne ne demandera « Qui pleut ? » On reconnaît une causalité, mais pas un agent intentionnel responsable. Par contre si on dit : « Il commande », sûrement on demandera avec pertinence « Qui commande ? » L’autorité ou la domination exigent une causalité humaine, une intentionnalité. On commande parce que quelqu’un, ou quelques-uns obéissent. Le concept même d’obéissance présuppose la capacité de désobéir. […] La domination politique n’est pas un simple rapport de forces, elle est de l’ordre de la convention, des nomoi, des institutions, des artifices construits par les hommes. Elle n’est pas une loi de la nature. Et non plus un effet des relations structurelles extérieures à l’agir des sujets politiques.
« Quand on se demande si le concept de sujet est nécessaire, on ne s’intéresse pas aux phénomènes de la neige ou de la pluie, mais à ceux de l’agir humain. » La notion de sujet qui nous intéresse est celle qui résulte de l’attribution de la capacité causale des effets d’une action à un agent, individuel ou collectif. […] La visée d’autonomie individuelle et sociale du projet révolutionnaire ne pourra pas être fondée sur « le fait d’un individu qui se met à part, mais bien d’un sujet qui ne se conçoit qu’en relation de communication inter-subjective avec d’autres sujets. C’est donc une erreur de traiter le sujet autonome comme un individu et de lui donner ce nom. Les deux concepts de sujet et d’individu appartiennent à des problématiques différentes ». […]
Dans sa lecture de Foucault, Gilles Deleuze valorise « l’exclusion d’avance » d’un sujet de l’énonciation. Le sujet est une variable de l’énoncé. […]
L’entreprise est formulée ainsi : « Il s’agit d’ôter au sujet (ou à son substitut) son rôle de fondement originaire, et de l’analyser comme une fonction variable et complexe du discours. » L’auteur n’est qu’une des spécifications possibles de la fonction sujet, et « on peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans que la fonction-auteur apparaisse jamais ». […]
L’élision du sujet est un trait caractéristique du structuralisme et une volonté constante chez Foucault. Sujet exclu, supprimé, barré, ou fonction variable du discours, font apparaître un monde sans agent causal assignable, c’est l’homme, l’humain, en tant qu’agent, qui devient introuvable. La causalité dans la société revient, alors, au fonctionnement anonyme des instances, des systèmes, des pratiques, des disciplines, des discours, qui organisent événements et séries, et qui sont des « prodigieuses machineries » de pouvoir et d’exclusion.
Je n’entrerai pas ici dans la « Querelle du sujet », surtout parce que je serais d’accord avec beaucoup des critiques faites au sujet substantialiste de la première modernité, mais je veux signaler deux conséquences de l’élision du sujet qui intervient, à niveaux différents, sur la théorie du pouvoir politique.
Une de ses conséquences est qu’une telle élision contribue à l’adéquation de la théorie foucaldienne du pouvoir aux conditions du bloc néolibéral, adéquation qui lui donne le socle énonciatif nécessaire pour être écoutée. […]
Foucault, en s’intéressant seulement aux mécanismes du pouvoir, aux pratiques et aux stratégies, participe, à son insu, de cette entreprise néolibérale de réduction du conflit entre dominants et dominés, exploiteurs et exploités, conflit central à la société hiérarchique. […]
« L’individu, reconnaît Foucault, c’est sans doute l’atome fictif d’une représentation “idéologique” de la société ; mais il est aussi une réalité fabriquée » par une technologie du pouvoir qui produit les individus comme éléments corrélatifs d’un type de pouvoir et d’un type de savoir. Ce qui est probablement vrai, mais le pouvoir, selon lui, est un rapport de force qui s’applique à tous les niveaux des relations humaines, qui s’exprime dans tous les liens sociaux intimes ou publics. […] Ainsi disparaît tout sujet politique. Qui exerce la domination ou qui en bénéficie ? Qui combat, qui se révolte ? Qui, c’est une question que Foucault évite soigneusement. […] (Or) l’analyse du pouvoir en termes d’action exige une intentionnalité, un intérêt, une volonté. Sans cela le conformisme ou la rébellion restent sans objet. […]
Dans un domaine un peu différent, on voit se profiler un autre trait de la théorisation sur le pouvoir qui me paraît aller dans le même sens que l’élision du sujet et qui contribue encore à déposséder l’agent de la capacité d’agir. […] La concordance entre le savoir fragmenté et les luttes locales, tous deux déconnectés du fonctionnement holistique du social établi, a comme conséquence la disparition du « projet révolutionnaire », qui est par définition une forme totalisante, une autre société. Les luttes sans le projet qui leur donne un sens plus large et une projection en dehors du présent événementiel et éphémère, se stérilisent elles-mêmes obligeant le geste de la révolte à la répétition indéfinie. […]
Si le pouvoir est strictement relationnel il ne peut pas exister sans ces points de résistance qui jouent « le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de saillie pour une prise. » Cependant et surtout, il n’y a pas un lieu de Résistance – « âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions » –, il y a des résistances possibles, improbables, spontanées, sauvages, mobiles et transitoires, qui forment des points, des nœuds, des foyers, disséminés dans le temps et l’espace. […]
[…] Précisons encore : pour Foucault, le pouvoir n’est pas une substance ni quelque chose qui s’acquiert, ce n’est pas une institution, ce n’est pas non plus une puissance dont certains seraient dotés. C’est le résultat d’un rapport de force, l’effet des forces en lutte. Il est omniprésent parce qu’il se produit à chaque instant et il vient de partout. Et « le » pouvoir, dans ce qu’il a de permanent, de stable, d’établi, n’est que l’effet d’ensemble de tous ces rapports de pouvoir, de façon telle qu’on pourrait dire que pouvoir « c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée ».
On arrive ainsi à une théorie « générale » du pouvoir dont les corollaires seront : le pouvoir s’exerce en acte, le pouvoir vient d’en bas, le pouvoir est productif. Et il est engendré en permanence par le jeu des forces en lutte. […]
En faisant du rapport de force la forme primaire du lien inter-humain on prête à « force » le sens large d’une activité, une action, qui inclut une modification dans le monde et qui inclue, donc, aussi bien la capacité de faire que la domination. Enveloppées par le mot pouvoir, force, puissance, capacité et domination deviennent équivalentes ou interchangeables, en oubliant l’ancienne distinction, fondamentale en politique, entre potentia et potestas, la puissance ou la capacité de produire des effets et la domination, la capacité de (se) faire obéir, de décider à la place de l’autre, ou des autres. La capacité ou la puissance ce sont des forces qui peuvent travailler synergiquement, dans des situations d’égalité, la domination est toujours une relation asymétrique de l’ordre intentionnel humain. Si l’individu, l’élite, le groupe ou la classe, dominent c’est parce que les autres se soumettent. […]
On peut considérer ainsi que, d’un point de vue théorique, la capacité ou le pouvoir d’instituer les différentes formes du social-historique appartient au collectif humain comme un tout. Mais, l’institution d’un Pouvoir politique dans toutes ses manifestations historiques a comporté, depuis les temps originaires, une division entre une minorité chargée de dicter la loi pour tous et l’immense majorité d’assujettis. […] Le pouvoir politique ou domination a sa source dans une forme institutionnelle du social-historique. […]
Se satisfaire de luttes locales et de savoirs parcellaires sans viser la structure institutionnelle du pouvoir politique est une manière de se condamner éternellement au travail de Sisyphe. Ce sont ces divisions binaires constitutives du pouvoir hiérarchique, de l’État, qu’il faut combattre globalement à l’intérieur même du bloc néolibéral. […]
Eduardo Colombo, Membre du collectif de 1997 à 2018