Il ne s’agit pas d’îles, mais de croisées de chemins

Il ne s’agit pas d’îles, mais de croisées de chemins

Emmanuel Lizcano

Esta aventura y las a esta semejantes

no son aventuras de ínsulas,

sino de encrucijadas.

El Quijote, cap. X

Étonnamment, les histoires et les panoramas universels de la littérature utopique ne font quasiment aucune mention des utopies écrites dans les langues de la péninsule ibérique. Le Cambridge Companion to Utopian Literature n’en parle pas. Dans son ouvrage pionnier The Story of Utopias, Lewis Mumford évoque, comme seule mention de la contribution hispanique, la nationalité portugaise du voyageur Hythlodée qui arrive sur l’île de More. L’Atlas des utopies du journal Le Monde se borne à citer les noms de Ricardo Mella et d’Anselmo Lorenzo, sans fournir plus de détails. Le gros volume Utopian Thought in the Western World (1979) de Frank E. Manuel et Fritzie P. Manuel est considéré comme une œuvre « canonique » ; mais dans les 1700 entrées de son index, on trouve à peine six ou sept auteurs ibériques, et ils sont décrits comme de simples « préfigurations des futures utopies proprement dites ». Dans la péninsule, il n’y a eu, pour ces auteurs, qu’une seule utopie authentique, Sinapia (XVIIIe siècle), et une « certaine affection utopique pour Don Quichotte ». L’île de Barataria, gouvernée par Sancho Panza, mérite tout juste une ligne et demie dans le chapitre sur les « modes utopiques mineurs », méprisée comme une autre de ces « utopies alimentaires de l’homme commun » qui se limitent à être « vulgaires et parfois obscènes ». Les exemples pourraient être multipliés.

La surprise face à tant de méconnaissance est d’autant plus grande que, dans la péninsule, plusieurs circonstances semblent indiquer le contraire :

a) c’est en langue castillane qu’émerge la figure utopique par excellence de la littérature universelle, Don Quichotte, œuvre dans laquelle, selon Ernst Bloch, « la figure majeure est partout l’utopie : une utopie équestre » ;

b) ce sont les Espagnols et les Portugais qui, dans leurs chroniques et leurs récits, font découvrir à l’Europe un Nouveau Monde sur lequel les Européens vont projeter les rêveries utopiques du vieux continent, y compris les rêveries de Thomas More lui-même ;

c) c’est dans la péninsule ibérique que se produit l’éclosion littéraire connue sous le nom de Siècle d’or (Miguel de Cervantes, Lope de Vega, Baltasar Gracián…), qui va entraîner une révolution dans les formes et les genres littéraires cultivés en Europe.

Est-il possible que, dans des circonstances aussi favorables, aucun de ces géants littéraires n’ait entrepris d’écrire une utopie, selon ce que l’on entend par là depuis More ?

123 Dessin par Alexandre Loye

Mon hypothèse est que l’œuvre de More a été prise comme modèle de toutes les utopies possibles, et que son titre, Utopie, est devenu le nom et le modèle de tout un genre littéraire et de toute une catégorie d’essais sur le changement social radical. Cependant, ce modèle exclut beaucoup plus qu’il n’inclut. En catalysant de façon quasi paradigmatique toutes les caractéristiques de ce que sera la modernité européenne, il exclut de facto toute forme d’imagination radicale dans laquelle la préfiguration d’autres mondes possibles ne serait pas redevable à une seule modernité particulière, celle de l’Europe centrale et britannique. Comme le souligne Paul Ricœur, il n’y a pas d’utopie en soi ; toute utopie l’est toujours pour quelqu’un, pour certains groupes sociaux spécifiques.

Qu’une œuvre si déterminée socialement, culturellement, historiquement et même individuellement soit adoptée comme modèle de toute utopie possible, pour toute couche sociale, tout type humain, toute configuration culturelle existant sur la planète à tout moment de l’histoire n’est pas seulement une contradiction épistémologique. C’est aussi que cette particularité laisse de côté tout un éventail de façons de rêver et de préfigurer d’autres mondes et sociétés possibles, notamment la manière dont le font les personnes qui s’expriment dans les langues de la péninsule ibérique (prolongées, à leur tour, dans le Nouveau Monde).

L’utopie, le paradis en différé

Les utopies qui ont été cataloguées comme telles, à la manière de More, décrivent des sociétés fermées et parfaitement achevées, des îles – comme Descartes le disait des idées (claires et distinctes). À cette nette coupure spatiale, sociale et cognitive (sociétés-îles, idées-îles), la modernité occidentale ajoute une autre coupure, temporelle cette fois, non moins nette. De même que les idées se logent dans une pièce vide ou s’écrivent dans un esprit qui est comme une page blanche, une tabula rasa (Locke), la raison et le nouveau monde utopique doivent faire table rase de tout ce qui a précédé (histoire, traditions, culture populaire et rurale médiévale…) et se projeter non seulement hors de l’espace (ou-topos), mais aussi hors du temps : il est déroutant que les utopies canoniques ne considèrent pas leurs origines, ni leur évolution dans le temps, ni leur dissolution ou leur destruction. L’inclassable abbaye de Thélème fait exception, bien que, depuis Bakhtine, elle soit considérée plutôt comme une utopie grotesque ou une anti-utopie que comme une utopie à proprement parler. Non seulement l’abbaye se moque du gouvernement (« Fay ce que vouldras ! ») et du rationalisme typique des utopies qui commencent alors à voir le jour (More, Campanella, Bacon…), mais elle ne veut pas non plus s’enfermer dans des murs ni s’isoler entièrement du temps de l’histoire que raconte Rabelais. Hormis des cas exceptionnels comme celui-là, il semble que l’utopie européenne, modelée sur More, a une prédisposition particulière à prendre la forme d’une bulle qui, à l’instar des idées platoniciennes, flotte dans un monde idéal, hors du temps et de l’espace.

Ce n’est pas un hasard si l’Utopie est une île et que la réalisation du monde idéal proposé par More exige que tout son environnement temporel et géographique soit rasé pour commencer à construire le nouveau monde ex nihilo. L’œuvre de More est presque exclusivement descriptive et normative, mais elle a un début narratif qui est rarement relevé, bien qu’il soit très significatif. Utopie est le résultat de deux œuvres d’ingénierie extrêmement agressives, l’une sociale et l’autre géologique. Au moyen de la première, Utopus le fondateur « éleva une horde grossière et sauvage à ce degré de civilisation et de culture qui la place aujourd’hui au-dessus de presque tous les autres peuples » ; par le biais de la seconde, dès qu’il eut vaincu les indigènes après le débarquement, il les mit au travail pour isoler le territoire en faisant « creuser les 15 milles d’un isthme qui reliait leur pays au continent ». Effacer toute trace du monde antérieur, refermer le nouveau monde sur lui-même et anéantir le mode de vie des autochtones et l’habitat dans lequel ils vivent : ce n’est qu’alors que l’utopie est possible.

Si c’est ce modèle qui façonne l’utopie en tant que genre littéraire (et c’est le cas dans une large mesure), nous devons conclure qu’en effet, en Espagne, les utopies peuvent presque se compter sur les doigts d’une main. Dans la littérature de la péninsule, les utopies ne se referment pas sur elles-mêmes mais s’ouvrent : elles s’ouvrent à l’histoire (l’histoire « réelle » et celle que raconte la fiction), à l’environnement, aux sujets et aux conflits (entre elles et avec « l’extérieur »), au hasard ou à l’improvisation. On pourrait dire que ce sont des utopies ouvertes, et non fermées ; des utopies en cours, et non closes ; des utopies en devenir, et non des faits donnés ; des utopies en action, et non en contemplation.

Par ailleurs, le modèle canonique de More, s’il intègre une bonne partie des présupposés de la modernité (égalitarisme abstrait, rationalité mathématisante, prédominance urbaine, gouvernement par des experts…), refuse à toute tentative de vie bonne qui n’assumerait pas ces principes de porter son honorable nom. Il exclut notamment ce qui, pour Mannheim, est la mère de toutes les utopies : l’utopie chiliastique ou millénariste. D’après cet auteur-clé pour la réflexion sur l’utopie, il existe quatre types d’utopie selon la conception du temps implicite à chacune d’entre elles. Dans l’utopie millénariste, dont dérivent les autres, ce qui importe c’est le temps présent, l’ici et maintenant (hic et nunc) de ses protagonistes. Son lieu n’est pas n’importe quel lieu (ou-topos), mais ce lieu-ci. Son temps n’est pas aucun temps (c’est-à-dire qu’il n’est pas futur), mais ce moment-ci. C’est une utopie concrète et matérielle, adoptée par des personnes concrètes et singulières, un monde proche et im-médiat (qui n’est médiatisé ni par le temps et l’espace, ni par les dirigeants qui promettent d’y conduire).

Les trois autres types d’utopie découlent du fait que cette vie tant désirée est généralement repoussée à plus tard, comme la seconde venue promise du Christ. Le nouveau monde prend ainsi la forme d’un idéal abstrait auquel nous pouvons aspirer dans le futur (mais seulement dans le futur ; s’il était dans le présent, nous n’aurions pas quitté le premier type). Selon que nous aspirons à atteindre une utopie en suivant un plan déterminé ou en la laissant au libre cours du hasard et de la spontanéité sociale, nous aurons affaire respectivement à des utopies socialistes ou humanitaires-libérales. L’utopie conservatrice, enfin, situe l’idéal, le moteur de l’aspiration utopique, non pas dans le futur, mais dans le passé, à un moment ou un autre de l’histoire qui semble exemplaire pour l’utopiste (une variante intelligente de cette utopie conservatrice est ce que Bauman a récemment appelé rétrotopie : ce qui aurait pu être s’il n’y avait pas eu un revirement de l’Histoire).

Hictopie : l’irruption du présent

Cela étant, je conjecture que les nouvelles formes possibles de vie commune offertes par la littérature ibérique se placent dans l’orbite du hic et nunc, à la manière de l’utopie chiliastique, non plus dans ses termes religieux originels (bien que, parfois, aussi), mais dans des termes résolument séculiers et immanents. Et je dis qu’elles « se placent sur cette orbite », au lieu de dire qu’elles « suivent un tel modèle », car c’est le seul des quatre types mentionnés qui ne suit aucun modèle, ni futur ni passé, mais qui vit dans le présent, en fonction des circonstances concrètes, des émotions, des caractères et des valeurs – ainsi que des préjugés – des personnes singulières qui le réalisent. Pour que le but ne s’éloigne pas, se transformant en idéal, ce type d’utopie lie son objectif aux moyens de l’atteindre : il force les moyens à préfigurer en permanence les fins, qui se présentent à chaque moment de la lutte pour les atteindre.

À mon avis, le nom d’utopie ne convient pas à cette irruption de l’utopie dans l’ici et maintenant de sa réalisation ; il lui faut un autre nom, qui pourrait être celui d’hictopie. Si la caractéristique principale de l’utopie est la particule privative « ou- » (ou-topos : « il n’y a pas un tel lieu »), le trait distinctif de l’hictopie est l’énoncé déictique « hic » (hic-topos : « ceci est le lieu », il est ici même). Le « bon lieu » (eu-topos), comme il est celui que nous construisons, ne se déplace pas dans le temps vers l’avenir ; son temps est aussi celui du hic et nunc. On pourrait forcer l’analogie entre les deux façons de (se) présenter la vie bonne et la double face que Castoriadis distingue dans l’institution : son versant instituant, qui ressemblerait à l’hictopie, et son versant institué, qui serait offert dans l’utopie. Comme Cervantès le fait dire à Don Quichotte, la question principale n’est pas une question d’îles, mais de carrefours, de croisées de chemins, d’alternatives entre lesquelles il faut choisir, et faire ce qui reste à faire, mais qui est déjà en train d’être fait.

127 Photographie par BPMM (Flickr)

Pour ces raisons, le genre littéraire qui convient aux utopies (surtout libérales ou socialistes) et aux hictopies est très différent. Les premières sont généralement descriptives, elles dessinent une image fixe sur laquelle glisse l’œil du lecteur, comme devant un tableau. Leur discours est plus proche de l’essai, de la description, du didactisme ou du programme politique que d’un genre proprement narratif. Il est monologique (Bakhtine) car, bien qu’il prenne généralement la forme d’un dialogue, une seule voix mène le jeu, une seule idée ou conception est développée. Dans les hictopies, en revanche, le discours est polyphonique et dialogique ; la multiplicité des voix qu’il articule permet l’émergence d’une multiplicité de situations concrètes (conflits, émotions, transformations, personnages…) et de registres rhétoriques qui font du récit un terrain d’essai. Pour cette raison, les genres littéraires qui leur conviennent le mieux sont les genres proprement narratifs (épopée, poème héroïque, roman, nouvelle, légende, conte traditionnel, mythe, fable, romance…) et les genres dramatiques (de la tragédie à la farce), ces derniers ayant la vertu particulière de rendre physiquement présent au public cet acte de se rendre présent qui est caractéristique de l’hictopie. Lorsqu’elle s’exprime dans ces types discursifs, il est assez fréquent que l’hictopie ne paraisse plus construite de fond en comble, mais émerge – et, peut-être, disparaisse – au sein du récit dans lequel elle s’insère comme un épisode ou un fragment de celui-ci. Cette insertion dans le temps et dans l’espace permet toute une série de situations et de positions des personnages qui enrichissent de façon notable le dynamisme utopique.

En tout cas, qu’il soit ou non approprié de donner un nom spécial aux récits où les processus par lesquels un nouveau monde se crée sont plus importants que les dessins ou les images fixes de ce monde, de tels récits sont de loin prédominants dans les langues ibériques.

Ainsi, nos récits font place, par exemple, à l’improvisation, au hasard et à l’imprévu, aux différentes motivations qui animent les gens, aux luttes de pouvoir qui se jouent dans ces processus, aux situations qui peuvent faire échouer la quête utopique ou l’amener à un endroit imprévu. L’importance donnée aux processus par rapport aux produits achevés et fermés peut aller jusqu’au point où ces processus sont les seuls à présenter un intérêt (quel que soit leur aboutissement ou même s’ils n’aboutissent à rien). Nous trouverions ainsi incarné dans le récit littéraire ce principe clé de l’anarchisme qu’est l’action directe : les fins sont les moyens, les moyens (les processus) préfigurent les fins (c’est-à-dire les produits, les objectifs, l’utopie, dans notre cas). Les cas où l’on oublie même les fins (qui sont toujours futures) pour se concentrer exclusivement sur les moyens (qui sont toujours dans le présent : dans cet ici et maintenant où l’avenir est déjà préfiguré) abondent dans notre littérature. Nous n’en esquisserons que quelques exemples, en ignorant la richesse des interprétations dont ils ont été l’objet et en soulignant seulement leur rapport avec le point de vue que nous avons présenté.

Quelques hictopies ibériques

Ce qui est souvent admis comme le premier roman moderne, Don Quichotte de la Manche est un bel exemple de ce que nous avons appelé l’hictopie sous sa forme extrême. La seule île qui y apparaît est Barataria, au gouvernement de laquelle aspire Sancho. Même si don Quichotte fait parfois référence à certaines utopies (le monologue de l’Âge d’Or, les romans pastoraux, l’univers raconté dans les livres de chevalerie…), aucune d’elles n’oriente exclusivement ses pas. Son cheminement de chevalier errant ne vise qu’à défendre en tout lieu et à tout moment les valeurs contenues dans ces histoires. Son utopie est une « utopie équestre », un pur processus, un chemin continu qui se fait – et souvent se défait, au milieu des moqueries, des coups et des déceptions – au fur et à mesure qu’il avance. L’utopie proprement dite est Barataria, qui réalise le rêve de Sancho de gouverner une île par le simple bon sens. Mais l’épisode ne décrit pas un lieu idéal, c’est un lieu burlesque ; la fausse île imaginée par les ducs n’a d’autre but que de se moquer de ce « pauvre vilain » et du peuple qu’il incarne, en lui offrant le pouvoir. Quelques jours suffisent à Sancho pour l’abandonner, « rassasié, non pas de pain et de vin, mais de rendre des sentences, de donner des avis, d’établir des statuts et de promulguer des pragmatiques sanctions » (chap. 53). C’est précisément lorsqu’il abandonne son utopie et recouvre son « ancienne liberté » que Sancho atteint, sans le vouloir, son hictopie : il rencontre des pèlerins et ils décident de « faire une nappe avec des herbes », de vider leurs besaces pour partager leurs provisions, de se raconter leurs histoires en conversant agréablement, de rire et de boire ensemble et de s’allonger pour se reposer. Sans doute, assis là, Sancho se souvient du conseil de son maître : il n’est pas question d’îles, mais de croisées de chemins.

« Je n’aime pas l’utopie, a déclaré José Saramago, parce que le mot le dit : c’est quelque chose qui est toujours reporté. Ce n’est pas pour tout de suite, “le temps viendra où…” ». C’est pourquoi il n’a écrit aucune utopie, mais il a donné le jour à quelques-unes des plus belles hictopies. Dans Le Conte de l’île inconnue (1997), l’île tant désirée va émerger sur le même bateau qu’« un homme » a réussi à arracher au roi pour faire voile vers elle, avec la femme de ménage qui a décidé de l’accompagner. Au cours du voyage, le bateau est devenu une île, ou peut-être l’île est-elle devenue une barque qui « a finalement mis les voiles, à la recherche d’elle-même ». Dans Le Radeau de pierre (1986), l’utopie ibérique de « résister aux pressions de la culture européenne, qui n’est autre que la culture des trois pays dominants, France, Allemagne et Angleterre » se concrétise.

Or, une fissure colossale s’ouvre spontanément le long des Pyrénées, qui transforme la péninsule ibérique en un radeau qui perd de vue le continent. Le cri de « Nous aussi, nous sommes ibériques ! » (en français dans l’original) se répand dans toutes les langues européennes par la bouche de millions de jeunes gens en colère, frustrés de voir la péninsule partir sans eux. Ainsi, grâce à un phénomène géologique naturel, qui évite la double violence dont More avait besoin pour faire de l’Utopie une île, l’utopie ibérique se réalise tout naturellement par un moyen (se couper de l’Europe) indiscernable de la fin qu’elle propose (se séparer de l’Europe).

Fuenteovejuna (1619), pièce de théâtre de Lope de Vega, montre comment le processus collectif déclenché dans un village de la province de Cordoue pour venger un affront finit par créer une communauté de solidarité et de liberté – « Fuenteovejuna ! Tous ensemble ! » – là où, auparavant, il n’y avait que des villageois séparés sans lien majeur entre eux. Cette communauté solidaire et libre n’est pas une utopie que le village poursuit, c’est l’utopie qu’il trouve réalisée dans ses rues alors que ce qu’il recherchait était autre chose : se venger de l’affront que le Commandeur lui a fait subir. Le soulèvement populaire est aveugle, mais en se soulevant les habitants indignés de Fuenteovejuna se découvrent eux-mêmes constitués ici et maintenant en communauté.

Un dernier exemple de la façon dont les moyens peuvent non seulement préfigurer les fins, mais aussi se construire eux-mêmes comme la fin qu’ils annoncent, se trouve dans le palais de l’Alhambra, à Grenade. Les murs de ses cours, salles et façades sont ornés de calligraphies en arabesques de poèmes épigraphiques décrivant le Paradis qui attend le croyant en Islam. Selon J. M. Puerta Vílchez, il s’agit d’une authentique architecture parlante. Mais ce que disent les murs n’est pas une u-topie, un lieu qui n’existe pas : les murs eux-mêmes sont chargés de réaliser cette utopie décrite par leurs inscriptions. Le lieu exquis des Nasrides est précisément celui auquel les murs donnent forme. Ce n’est pas un lieu utopique, mais plutôt un lieu hictopique dans toute sa splendeur matérielle.

Dans toutes ces œuvres, les moyens non seulement préfigurent les fins, mais ils les incorporent, ils en viennent à faire des uns et des autres, moyens et fins, un tout indissoluble et inextricable. Mais il est plus fréquent que les utopies ibériques n’aillent pas jusque-là et qu’elles relatent à la fois les caractéristiques du but atteint et les actions dont ce but est une conséquence. C’est pourquoi il est courant que la description du bon lieu ne soit qu’un épisode de plus parmi ceux qui composent le récit. Il n’est même pas rare qu’une seule œuvre propose plusieurs utopies, soit successivement, soit en contraste, soit en confrontation ouverte. Les variantes sont si nombreuses que je n’ai pas trouvé le moyen de les classer de façon minimale. Voyons trois exemples. Le roman de Cervantès Les travaux de Persille et Sigismonde propose une succession de récits de voyage à travers diverses îles-utopies de type Renaissance, créant un mouvement incessant qui peut être lu comme la négation de chacune d’elles et le dépassement de toutes dans une utopie proprement baroque : le mouvement lui-même.

Un autre dialogue – ou affrontement – entre utopies se présente dans Paradox Rey de Pío Baroja (1906), où un anarchiste finit par être proclamé roi en Afrique noire. Paradox, un aventurier, se lance dans une expédition financée par un millionnaire juif londonien à la recherche d’un endroit approprié en Afrique où établir l’utopie millénaire d’un État juif. Cette première utopie disparaît du récit au moment où son commanditaire disparaît lui aussi et où les voyageurs décident de poursuivre leur voyage sans aucun objectif. Après plusieurs naufrages et vicissitudes, les aventuriers échappent aux Mandingues qui les avaient faits prisonniers et se réfugient à Bu-Tata. Bientôt, des Mandingues viennent à eux, leur offrant la tête de leur roi et leur demandant de choisir parmi eux celui qu’ils accepteront tous comme nouveau roi. Malgré ses protestations, Paradox est proclamé roi de Bu-Tata. Refusant de gouverner par la loi de la majorité (« chose absurde et irritante »), le roi malgré lui distribue les terres, rejette la science et les écoles, les prêts et l’argent, et déclare : « Vivons une vie libre, sans entrave, sans écoles, sans lois, sans enseignants, sans pédagogues, sans charlatans ! » L’un des voyageurs, Mingote, ne peut s’empêcher de demander : « Ce que je voudrais, c’est un poste d’employé de bureau… » L’utopie de Bu-Tata est ainsi traversée de paradoxes. L’apparition finale des canons français n’en est pas le moindre. Ils laissent le lieu en flammes de tous côtés et jonché « d’enfants égorgés, de femmes décapitées et d’hommes éventrés ». Une nouvelle utopie vient d’apparaître : celle qui apporte le progrès et « les bienfaits de la civilisation » à l’Afrique. L’humour grotesque qui traverse tout le récit est condensé dans cette image carnavalesque de ce que Paradox a appelé son « grand projet » : le carrousel de chevaux en carton-pâte qui tournent sans cesse au centre de la place Bu-Tata.

En plus de son intérêt intrinsèque, ce troisième exemple, où l’on voit une utopie réaliser celle qui la précède, suscite l’admiration face à tant d’ignorance ou de désintérêt de la part des érudits. Juan Maldonado, un ecclésiastique érasmite né à Bonilla (Cuenca), termine l’écriture de son Somnium en 1532, l’année même où Rabelais publie le premier volume de Pantagruel et seize ans seulement après que More a publié Utopia. Son mérite ne tient pas au fait d’avoir eu des contemporains renommés et utopiques, mais au fait que son utopie est peut-être la première de l’ère moderne que l’on puisse qualifier – malgré l’anachronisme évident – de féministe et d’écologiste. Maldonado, le narrateur et protagoniste de l’histoire, s’endort et, dans son sommeil, il est emmené par sa voisine Doña María de Rojas sur la Lune, où elle réside après sa mort. La sélénite, première femme guide à montrer à un voyageur les merveilles de l’Utopie, lui fait voir comment ses habitants prennent plaisir à contempler une nature exubérante, au lieu de la regarder avec des yeux avides sans jouir d’aucun autre plaisir que « celui de calibrer les avantages et les bénéfices » que l’on peut en tirer. De plus, le travail salarié empêche même le plaisir minimal que procure le contact direct avec la nature. La condition féminine qui sait la stimuler et l’apprécier n’est pas étrangère à la splendeur de la nature lunaire, car

bien que vous, les hommes, pensiez être les seuls à tout savoir et que vous jugiez les femmes absolument incapables d’exceller dans les sciences, le fait est […] qu’elles surpassent en sagesse et en véritable connaissance […] même ceux qui se prennent pour de sublimes philosophes.

Sur le chemin du retour, notre clerc astronaute atterrit sur une petite péninsule d’Amérique où les indigènes sont des gens heureux, ils mettent tout en commun, ils dansent et se caressent nus lors de leurs fêtes, et les magistrats « ne font presque rien, car chacun est sa propre loi ». Ils ont été christianisés trois mois durant par des colons espagnols, mais ceux-ci ont fini par s’entre-tuer au nom de « la suprématie », et les indigènes, livrés à eux-mêmes, ont décidé de fusionner certains des enseignements reçus avec leurs connaissances, rites et sacrifices anciens[^1]. L’enchaînement narratif de l’utopie lunaire et de l’américaine semble vouloir suggérer que ce monde lunaire idéal existe aussi ici et maintenant dans le Nouveau Monde récemment découvert, et donc, que ce qui pourrait sembler une utopie (puisque la lune est effectivement un non-lieu) se révèle être une hictopie bien réelle (puisque l’Amérique est un lieu réellement existant dans l’ici et maintenant de Maldonado et de ses lecteurs).

129 Détail de l’Alhambra photographié par Liquid Emulsion (Flickr)

Conclusions

Grâce à quelques exemples, qu’il n’est jamais bon de généraliser, nous avons vu que les utopies écrites dans certaines des langues parlées dans la péninsule ibérique semblent radicalement différentes de celles qui suivent le modèle des utopies de la Renaissance européenne. Si ces dernières, conformément au modèle de More, sont présentées sans aucun ancrage spatial ou temporel, isolées et sans histoire, comme un idéal abstrait qui pourrait se réaliser dans le futur, les utopies ibériques, en revanche, sont ancrées dans le présent, dans l’ici et maintenant, ce sont des utopies en train de se réaliser, que nous avons appelées hictopies.

La raison de cette divergence tient aux parcours historiques très différents vécus dans chacune des deux zones géographiques. Si l’on abandonne le cliché du retard de la péninsule par rapport à l’Europe, on peut affirmer que ce qu’on appelle la Renaissance, où émergent les utopies, n’y est pas arrivés tardivement, car on y « renaissait » depuis des siècles. L’établissement pendant huit longs siècles des Arabes et des Berbères a non seulement maintenu en vie (et traduit, commenté et renouvelé) les classiques grecs et romains, mais les a enrichis de créations de ce qui a été pendant tout ce temps la civilisation la plus brillante et la plus raffinée d’Occident. Ce que la modernité britannique et d’Europe centrale a appelé l’obscur Moyen Âge, le décrivant comme abruti par la superstition et la barbarie, n’était dans la péninsule ni obscur, mais brillant à bien des égards, ni moyen, car il ne se situait pas au mitan d’un avant et d’un après. Là où l’Europe voulait faire table rase de son passé, la péninsule ibérique l’a assumé au point de vivre son Siècle d’or.

On pourrait alors comprendre que les utopies de la Renaissance, et tout le genre littéraire qui en découle, manquent d’histoire ou, comme chez More, la nient et effacent toute trace qui pourrait nous rappeler le passé, pour émerger, rayonnantes, du néant. Les peuples de la péninsule, en revanche, n’ayant pas à s’affirmer à ce moment-là comme une négation des temps passés, n’ont pas besoin de se considérer comme partant de zéro, mais comme le prolongement d’un riche flux de siècles. C’est peut-être pour cela que la structure de nos utopies n’est pas celle d’un modèle isolé, sans avant ni après, ni environnement, mais un épisode qui émerge – et se dissout – à l’intérieur d’un récit plus large. La continuité de l’histoire racontée par la littérature utopique péninsulaire serait alors le reflet de la continuité de cette autre histoire que l’on a fini par appeler l’Histoire. La tradition populaire du carnaval, le thème du monde à l’envers, l’humour grotesque médiéval se sont prolongés jusqu’aujourd’hui dans les récits utopiques non seulement de la péninsule, mais de tout le continent américain hispanophone et lusophone.

Emmanuel Lizcano

Références

Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. Andrée Robel, Gallimard, 1970.

Zygmunt Bauman, Retrotopia [2017], trad. Frédéric Joly, Premier Parallèle, 2019.

Ernst Bloch, L’Esprit de l’utopie [1923], trad. Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard, Gallimard, 1977.

Karl Mannheim, Idéologie et Utopie [1929], Librairie Marcel Rivière et Cie, 1956.

Thomas More, La meilleure forme de communauté politique et la nouvelle île d’Utopie [1516], trad. André Prévost, Mame, 1978.

Les utopies aident à respirer Inassignable et indispensable utopie