La politique préfiguratrice

La politique préfiguratrice
Entre pratique éthique et absence de promesse

Uri Gordon

Des anarchistes comme David Graeber et Cindy Milstein ont utilisé l’expression « politique préfiguratrice » pour désigner ce principe anarchiste qui veut que la manière dont nous nous organisons ici et maintenant reflète le type de société que nous espérons créer dans le futur. L’article de Uri Gordon ici présenté se demande s’il est possible de continuer à se servir de ce concept sans valider des présupposés liés à ses origines, aussi bien dans la théologie chrétienne (où il est associé à une foi dans le salut) que chez certains marxistes (où il s’inscrit dans une vision de l’histoire comme processus ordonné et inévitable).

EIMAΣTE EIKONA AΠO TO MEΛΛON (Nous sommes une image du futur)

—_ Graffiti, émeutes grecques de 2008.


Il est désormais courant qu’on se serve de l’expression « politique préfigurative » ou plutôt « préfiguratrice » pour désigner un ethos d’unité entre les moyens et les fins qui caractérise les mouvements sociaux contemporains. Pourtant, les cadres temporels impliqués par ce concept demeurent en marge du champ de vision des militants et des universitaires. Les concepts passent par des voies hasardeuses. La « gauche » et la « droite » sont des exemples évidents de la façon dont la pure contingence a façonné notre vocabulaire politique. Un concept se retrouve souvent institutionnalisé, non pas en raison de sa richesse intrinsèque ou de son pouvoir explicatif, mais uniquement du fait de son émergence ou de son appropriation dans un certain contexte et à un certain moment, puis du processus irréversible de diffusion et de répétition qui s’ensuit chez les auteurs. Il en va également ainsi pour la politique préfiguratrice. Pourtant, bien que ce concept composite ait atteint les mouvements sociaux par une ligne de transmission brisée, sa résonance temporelle reste littéralement préservée dans son préfixe. Et cela soulève des questions troublantes chez celles et ceux qui emploient cette expression. […]

La plupart des travaux empiriques sur le sujet font abstraction de ses implications temporelles. C’est une lacune grave car la terminologie préfiguratrice grève l’ethos de l’unité des moyens et des fins d’un cadre temporel trompeur. Dans son usage courant, le terme de « fin » mêle sans problème deux notions différentes : la fin comme expression d’une valeur intrinsèque (« une fin en soi ») et comme situation future désirée (« un résultat final »). Tandis que la première peut être immédiatement réalisable (en s’organisant sans hiérarchie par exemple), l’intelligibilité de la seconde dépend d’un cadre temporel qui relie le passé, le présent et le futur. Cet article attire l’attention sur la préfiguration en tant que cadre temporel récursif central dans la théologie chrétienne, ayant, en outre, joué un rôle clé en offrant de quoi rassurer les mouvements religieux et politiques. Il la compare aux cadres temporels générateurs qui accompagnent la défense de l’unité des moyens et des fins dans la tradition anarchiste, laquelle demeure incontournable pour toute critique « dépendante du chemin emprunté1 » de l’organisation hiérarchique. Mon argument central est qu’aujourd’hui, une terminologie préfiguratrice trompeuse peut contribuer à saper une disposition génératrice à l’égard de l’avenir, remettant à plus tard la confrontation gênante à l’absence de promesse d’une transformation révolutionnaire facile, ainsi qu’aux perspectives d’effondrement industriel et écosystémique hétérogène et à long terme. […]

Préfiguration, récursion et réassurance

Contrairement à l’ethos qu’elle défend, l’expression « politique préfiguratrice » n’a pas émergé spontanément dans le discours militant, mais a été introduite par deux théoriciens du social : Carl Boggs, qui a mentionné, dans deux articles de 1977, une tradition, un modèle ou une tâche préfiguratrices, et Wini Breines, qui, deux ans plus tard, dans son étude sur la Nouvelle Gauche, en a donné une nouvelle formulation à travers l’expression « politique préfiguratrice ». […] La popularité du concept reflète aujourd’hui l’attention récente portée aux pratiques des groupes radicaux de défense de l’environnement, antimilitaristes, antiracistes, de solidarité internationale, féministes, LGBT, de libération et de défense des droits des animaux. Ces groupes ont convergé notamment lors de la vague de protestation altermondialiste des années 2000, qui a donné lieu à une hybridation des répertoires d’action et des cultures d’organisation en réseau. Contrairement aux syndicats, aux ONG et aux partis politiques qui ont également participé aux manifestations altermondialistes, les groupes radicaux ont rejeté l’organisation verticale, le lobbying et les programmes visant à s’emparer du pouvoir d’État. Ils ont plutôt encouragé des pratiques antihiérarchiques et anticapitalistes : l’organisation décentralisée en groupes affinitaires et en réseaux, la prise de décision par consensus, les projets bénévoles et à but non lucratif, la réduction de la consommation et les efforts pour identifier et contrecarrer les régimes de domination et de discrimination dans la vie et les interactions même des activistes (patriarcat, racisme, homophobie et validisme, par exemple). C’est à ces pratiques — et non à un quelconque cadre temporel — que la « politique préfiguratrice » est généralement associée.

Les auteurs qui abordent la politique préfiguratrice principalement en termes éthiques font également abstraction de ses implications temporelles. Ils pensent les fins en termes de bien ou de valeur plutôt que comme un futur état potentiel de la société. […] Un sens temporel de la préfiguration – à la fois littéral et périphérique dans l’usage courant – émerge néanmoins dans certaines déclarations. Celles-ci relient directement les pratiques actuelles à un futur possible en définissant le concept de préfiguration comme « l’idée qu’un mouvement de transformation sociale doit nécessairement anticiper les voies et les moyens de la nouvelle société espérée », comme « une stratégie qui est une représentation embryonnaire d’un avenir anarchiste », ou encore comme un concept dans lequel « la poursuite d’objectifs utopiques est intégrée d’une manière récursive dans le fonctionnement quotidien et le style d’organisation du mouvement2 ». Ces références temporelles introduisent une terminologie qui va bien au-delà de l’éthique : anticipation, espoir, maturation, processus récursif, représentation, utopie. Pour commencer à développer ce point, je vais d’abord me tourner vers l’idée de préfiguration telle qu’elle est entrée dans les imaginaires occidentaux de l’histoire et de la transformation sociale.

L’exégèse chrétienne, depuis l’apôtre Paul, a abordé la Bible hébraïque comme un Ancien Testament « qui possède une ombre des biens à venir » (Épître aux Hébreux, 10.1)3. Dépouillée de son caractère normatif et national, sa signification christianisée réside dans sa préfiguration de l’Évangile, de sorte que « le Christ nous apparaît précédé des ombres et des figures qu’Il a projetées de lui-même sur l’histoire du peuple juif4 ». Ainsi, Paul dit qu’Adam est « la figure [τύπος, typos] de celui qui devait venir » (Épître aux Romains, 5.14) et que les épreuves endurées par les Juifs dans le désert « sont arrivées pour nous servir d’exemples [τύποι, typoi] » (Première épître aux Corinthiens, 10.6. ; cf. Vulgate : « in figura facta sunt nostri »). Erich Auerbach, dans son essai pionnier sur le terme « figura », identifie Tertullien (vers 160-225) comme le premier Père de l’Église à avoir développé les références sporadiques à la préfiguration qu’on trouve chez Paul en une exégèse systématique, également connue sous le nom de typologie5. Ainsi, par exemple, dans son Contre Marcion (III, 16), Tertullien considère le nom de Josué, donné par Moïse (Livre des Nombres, 13.16), comme « une figure du futur ». Il associe Josué à son homonyme, Jésus de Nazareth, et la manière dont il dirige les Juifs à celle dont Jésus conduit le « second peuple » (les chrétiens) « jusqu’à la terre promise […] de la vie éternelle ».

Selon Auerbach (p. 40), « à partir du IVe siècle, le terme figura et le mode d’interprétation qui s’y rattache se font jour sous leur forme achevée chez presque tous les auteurs latins chrétiens ». Le plus ancien usage que j’aie pu découvrir du terme spécifique préfigurer se trouve dans la traduction latine du Contre les hérésies d’Irénée. Celui-ci écrit que « le premier Testament […] montra une figure [typum] des choses célestes [et] offrit une image anticipée [præfigurans] des réalités de l’Église6 ». Peu après, Jérôme (vers 347-420) centrera sa 53e Épître (à Paulin, Sur l’étude de l’écriture sainte) sur la façon dont le Christ est « prédestiné et préfiguré [prædestinatus autem, et præfiguratus] dans la Loi et les Prophètes ». Ainsi, le Deutéronome est une « préfiguration de la loi évangélique » et Jonas « préfigurant par son naufrage la passion du Seigneur, rappelle le monde à la pénitence ». De nombreux autres exemples utilisent une terminologie différente, depuis la description du royaume céleste et spirituel de Jérusalem par Josué jusqu’à Esther qui, « type de l’Église [in Ecclesiae typo] délivre son peuple du danger7 ».

Augustin (354-430) aurait, selon Auerbach (p. 50), « développé cette idée d’une manière […] profonde et achevée ». Ce dernier donne de nombreux exemples, auxquels on peut ajouter les déclarations d’Augustin dans La Cité de Dieu (XV, 7), que Caïn, « fondateur de la cité terrestre, figurait aussi les Juifs qui ont fait mourir Jésus-Christ, ce pasteur des hommes qu’Abel, le pasteur des brebis, préfigurait [præfigurabat] », que « le royaume de Saül […] était l’ombre du royaume à venir » et donc que David a laissé passer l’occasion de tuer Saül (Premier livre de Samuel, 24.1-7) « à cause de ce qu’il préfigurait » (XVII, 6).

La préfiguration est donc un cadre temporel récursif dans lequel les événements d’un premier temps sont interprétés comme une figure indiquant son accomplissement dans des événements ultérieurs, la figure étant coulée dans le moule de l’accomplissement. Dans les énoncés exégétiques que nous venons de passer en revue, l’interprétation est rétrospective – elle est précédée dans le temps par la figure et son accomplissement (l’Ancien et le Nouveau Testament). Rétrospectivement, nous pourrions dire aujourd’hui que les déclarations de Paul « préfiguraient » les interprétations typologiques plus complètes de Jérôme et d’Augustin. Toutefois, la préfiguration peut aussi être invoquée d’une manière prospective, en disant que les événements actuels préfigurent l’avenir. La déclaration de Jean-Baptiste sur « celui qui vient après moi » (Matthieu, 3.11) annonce en ce sens une préfiguration. Tout aussi importante pour le projet chrétien, cette préfiguration prospective fait déborder l’exégèse dans l’eschatologie ; chaque couple figure-accomplissement indique un troisième accomplissement final dans la seconde venue du Christ. Auerbach affirme en ce sens :

L’événement terrestre ne prend pas la valeur définitive que la conception empirique, tout comme l’esprit scientifique moderne, attachent au fait accompli. […] Le fait […] s’aligne sur un prototype d’événements qui appartient au futur et n’est pour l’instant qu’une promesse. […] Ce prototype futur, même s’il est encore inachevé en tant qu’événement, est déjà pleinement accompli en Dieu et l’a été de toute éternité dans sa divine Providence (p. 71).

Étant donné la place centrale de ce cadre temporel au sein de la vision chrétienne du monde, il n’y a rien d’étonnant à ce que les mouvements contestataires de l’Europe du Moyen Âge et du début de l’époque moderne aient souvent formulé leurs efforts en termes millénaristes. C’est le cas de Gerrard Winstanley, pour qui la préfiguration est devenue la pierre angulaire d’une théologie révolutionnaire générale. Dans son manifeste L’étendard déployé des vrais niveleurs, le chef des Diggers (ou Bêcheux) justifiait explicitement leur stratégie d’action directe – l’expropriation des biens communs et le refus du salariat – en prétendant qu’elle accomplissait la prophétie biblique. Winstanley croyait que « l’immanentisation de l’eschaton8 » ou de la destinée finale du monde était possible par l’instauration d’une société égalitaire ici et maintenant9. Au lieu d’une seconde venue du Christ comprise littéralement, il s’attendait à ce que l’ascension finale de « l’esprit du Christ, esprit de la communauté et de la liberté universelles » se produise chez ceux qui entendaient « poser les fondations d’une terre rendue à son rôle de trésor commun à tous10 ». Par conséquent, il déclarait que « ceux qui ont pris la décision de travailler et de manger ensemble, et de faire de la Terre un trésor commun, joignent leurs mains à celles du Christ pour soulager la création du poids de l’esclavage et libérer toutes choses de la malédiction » (p. 39). Plus loin, Winstanley utilisait sa propre typologie en répondant aux questions qui concernaient la répression et l’adversité :

Nous sommes certains que, par la force de cet esprit qui s’est manifesté à nous, nous ne serons jamais ébranlés, ni par la prison ni par la mort. […] En effet nous sommes certains […] que grâce à ce travail l’esclavage sera aboli, toutes les larmes seront essuyées, tous les pauvres seront secourus par leurs travaux accomplis dans la justice, et libérés de la pauvreté et de la détresse. Car grâce à cette œuvre de restauration, il n’y aura plus de mendiants en Israël : s’il n’y avait plus aucun mendiant dans l’Israël selon la lettre, il y en aurait certainement encore moins dans l’Israël selon l’esprit, dont le premier était le symbole (p. 39-40).

Il s’agit donc de décrire l’œuvre des Diggers comme l’accomplissement d’une figure de l’Ancien Testament. Dans les termes définis ci-dessus, la préfiguration de Winstanley est rétrospective, bien qu’elle soit énoncée au présent. Les Diggers et leurs actions ne sont pas une figure, mais l’accomplissement de l’« Israël selon l’esprit » préfiguré dans la Bible. […]

Tout en s’en tenant à l’accomplissement d’un plan divin, et non à celui d’une histoire universelle, la pensée préfigurative de Winstanley annonce peut-être le « processus de réassurance » identifié par Reinhard Koselleck chez ces activistes qui, au siècle suivant, feront l’histoire « en annonçant l’avenir à faire comme l’objectif de l’histoire réelle », de sorte que chez eux « l’histoire future dont on prévoit le résultat sert ainsi à décharger – la volonté devenant l’organe d’exécution d’un phénomène qui s’accomplit au-delà de la personne – et à légitimer en procurant bonne conscience à l’acteur11 ».

Ce même processus de réassurance refait surface dans un article écrit par André Gorz au lendemain de Mai 6812. […] Il en appelle à une stratégie guévariste dans laquelle l’avant-garde révolutionnaire jouerait un rôle éducatif. Selon lui, le parti d’avant-garde « préfigure l’État ouvrier et reflète à la classe ouvrière sa capacité d’être classe dirigeante ». […] Mais il n’est pas question ici de société post-révolutionnaire : « le problème […] est […] celui de la construction d’un parti révolutionnaire dont les instances centrales, par leur cohésion et leur capacité d’élaboration politique, préfigurent le pouvoir central de la période de transition ». […]

Ici, le rôle de l’avant-garde est élaboré à l’envers, à partir du seul dénouement concevable (pour Gorz) : s’emparer du pouvoir d’État. Seul le fondement historico-philosophique de ce programme, avec les théories pesantes de Marx et Lénine sur la classe et le parti, donnent une image suffisamment déterminée de l’avenir (l’État ouvrier) pour servir de modèle au présent. Seuls des protagonistes et un scénario révolutionnaires donnés d’avance peuvent rendre intelligible une telle projection symbolique du futur. Le rôle éducatif décrit par Gorz est censé conduire le mouvement ouvrier à devenir plus fort, à réaliser davantage son potentiel ou à passer à un autre stade de son développement. En d’autres termes, la conception préfiguratrice est ouvertement destinée à activer un processus de réassurance au sein de la classe ouvrière. […]

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Pratique éthique et temporalité génératrice

[…] Le conflit fondateur entre les factions autoritaire et libertaire au sein de la Première Internationale, personnifiées par Karl Marx et Michel Bakounine, a atteint son paroxysme après la chute de la Commune de Paris en 1871. Lorsque le très fermé Conseil général de l’Internationale adopta une résolution suivant laquelle les travailleurs devaient former leurs propres partis politiques, les anarchistes tinrent une contre-conférence à Sonvilier. Ils rédigèrent une circulaire faisant de « l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes » le contre-programme de la révolution sociale et rejetant « toute autorité directrice, cette autorité fût-elle élue et consentie par les travailleurs ». La circulaire se concluait ainsi :

La société future ne doit être rien autre chose que l’universalisation de l’organisation que l’Internationale se sera donnée. Nous devons donc avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal. Comment voudrait-on qu’une société égalitaire et libre sortît d’une organisation autoritaire ? C’est impossible. L’Internationale, embryon de la future société humaine, est tenue d’être, dès maintenant, l’image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et de rejeter de son sein tout principe tendant à l’autorité, à la dictature.13

Cet argument, avec sa métaphore embryonnaire, correspond à ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui une « dépendance au chemin emprunté » concernant les pratiques et les résultats révolutionnaires : « les premiers mouvements dans une direction provoquent d’autres mouvements dans la même direction » et « la trajectoire menant à un changement pèse sur les trajectoires successives14 ». Les choix opérés quant à l’organisation (verticale ou horizontale) finissent par déterminer à la fois la forme de la révolution (prise du pouvoir d’État ou abolition de celui-ci) et son résultat final (structures hiérarchiques modifiées ou communisme libre). Remarquons que même s’il est lié à des « principes », l’argument de la dépendance au chemin emprunté ne met pas l’accent sur la valeur intrinsèque des pratiques ; il justifie la correspondance entre moyens et fins en des termes conséquentialistes. La prise du pouvoir d’État n’est pas rejetée uniquement pour des raisons éthiques, bien qu’elle soit considérée comme un moyen révolutionnaire efficace. Elle est plutôt rejetée comme inefficace, car elle n’aboutit pas à une société sans classes mais à une dictature. […]

Les conséquences de la Révolution d’octobre ont justifié les mises en garde des anarchistes sur les moyens et les fins, ce qui a donné lieu à la déclaration historique d’Emma Goldman dans la postface du récit de ses deux années en Russie15 : « Aucune révolution ne deviendra jamais un facteur de libération si les moyens utilisés pour l’approfondir ne sont pas en harmonie, dans leur esprit et leur tendance, avec les objectifs à accomplir » :

Toute l’expérience de l’humanité nous enseigne que les méthodes et les moyens ne peuvent être séparés du but ultime. Les moyens employés deviennent, à travers les habitudes individuelles et les pratiques sociales, partie intégrante de l’objectif final ; ils l’influencent, le modifient avant que fins et moyens ne deviennent identiques.

On retrouve dans cette affirmation l’idée de dépendance au chemin emprunté. On remarquera cependant l’abondance des allusions temporelles dans ces dernières lignes :

Aujourd’hui engendre demain. Le présent projette son ombre loin dans le futur. […] La révolution qui renie ses valeurs éthiques pose les prémices de l’injustice, de la tromperie et de l’oppression dans la société à venir. Les moyens utilisés pour préparer l’avenir deviennent sa pierre angulaire. […] Les valeurs éthiques que la révolution infusera dans la nouvelle société doivent être initiées par les activités révolutionnaires de la « période de transition ». […] La révolution est le miroir des jours qui suivent ; elle est l’enfant qui annonce l’homme de demain.

Comme la métaphore embryonnaire de la circulaire de Sonvilier, la déclaration de Goldman sur les moyens qui se transforment en fins fait du présent ce qui génère l’avenir. Ce cadre temporel générateur est tourné vers l’avenir, sans récursion. Les visions d’avenir des révolutionnaires sont elles-mêmes des expériences mentales et des échanges discursifs qui se disent au présent. Mais surtout, l’interprétation du présent est indépendante de toute référence extérieure : elle est tributaire de valeurs éthiques davantage que d’un prototype promis ou imaginé. La maturation n’est pas garantie (l’enfant « doit être », et non « sera »). Pourtant, ce qui est déjà accompli possède cette « autosuffisance pratique » qu’Auerbach associe au point de vue moderne.

Lorsqu’on considère combien l’éthique vécue sape, par sa nature expérimentale, le raisonnement récursif, c’est une différence conceptuelle majeure, plutôt que de formulation ou d’accentuation, qui se révèle là. Rejetant les plans pleins d’assurance des socialistes utopiques et des planificateurs soviétiques, les anarchistes ont eu tendance à privilégier les expériences répétées et concrètes de lutte sociale dans lesquelles on se confronte continuellement à la tension entre les aspirations et l’expérience. Goldman décrit la révolution comme étant « avant tout la transvaluatrice16. Elle enseigne une nouvelle éthique, qui inspire l’homme en lui inculquant une nouvelle conception de la vie » (c’est elle qui souligne). Elle emploie en anglais le terme transvaluation, ce qui constitue une référence à l’Umwertung de Nietzsche – elle ne le mentionne pas, mais il est clair qu’elle lui a emprunté son ouverture radicale à de nouvelles visions et de nouvelles pratiques sociales. L’émergence de valeurs et de relations au-delà de la domination est un processus incertain, ludique et dangereux à la fois.

Militer fait naître des formes inattendues de puissance collective et de solidarité, ainsi qu’un nouveau regard sur les systèmes de domination. Cela pousse à l’auto-formation et oblige à se défaire en partie de son ancienne socialisation. Comme l’écrit Bookchin dans « Anarchisme : passé et présent », « le processus même par lequel le mouvement anarchiste se construit à la base est un processus d’association, de socialité, d’activité autonome et d’autogestion, tous facteurs contribuant à la formation de la personne révolutionnaire capable de penser, de construire et de gérer une société authentique17 ». Toutefois, cela implique que les fins qui se manifestent dans la pratique soient constamment réévaluées. Une politique ainsi ouverte met une dose d’indétermination dans n’importe quelle notion d’« accomplissement » futur, la rendant trop instable pour faire office de source logique à préfiguration récursive. Une telle indétermination partielle des fins n’est intelligible qu’au sein d’un cadre temporel générateur, dans lequel le futur est considéré comme le produit des possibilités et des contingences qui le précèdent.

Absence de promesses, crise et espoir

Jusqu’à présent, nous avons vu que les cadres temporels qui accompagnent la manière dont les anarchistes rendent compte de leur stratégie éthique étaient générateurs plutôt que préfigurateurs, qu’ils aspiraient à contribuer au façonnage de l’avenir à partir du présent. Leur nature expérimentale les éloignait du processus de réassurance et les rapprochait de conceptions orientées vers l’avenir plus modestes, « produit[s] d’une vision des choses qui, si large soit-elle, reste liée à la situation et au moment », suivant l’expression de Koselleck (p. 284). Mais si les relations sociales non hiérarchiques doivent être développées et défendues sans que ni un élan historique ni une détermination complète des fins ne soient assurés, que reste-t-il des dispositions militantes envers l’avenir ?

« Peut-être rien ». Telle est en tout cas la réponse qui caractérise tout un pan du militantisme contemporain, lequel tente de résorber entièrement l’accomplissement révolutionnaire dans des pratiques éthiques se donnant ici et maintenant et se dissociant complètement de l’avenir. Cela va souvent de pair avec un refus anti-léniniste de remettre l’éthique aux « lendemains de la Révolution ». En 2000, le collectif CrimethInc en offrait un exemple parmi d’autres dans Days of War, Nights of Love : « Il est crucial que nous aspirions au changement, non pas au nom de quelque doctrine ou d’une grande cause, mais en notre nom propre, de sorte que nous soyons en mesure de vivre des vies qui ont davantage de sens […] plutôt que d’orienter notre lutte vers des changements historiques mondiaux que nous ne pourrons voir de notre vivant. » […]

Il y a assurément des limites à ce qui peut être vécu en pratique – tant du fait de limites externes (nous vivons toujours dans une société capitaliste et patriarcale) que de limites internes (nous ne pouvons pas dénouer immédiatement ou complètement nos histoires troublées et notre socialisation hiérarchique). Néanmoins, dans ce genre de déclaration, c’est le désir même d’habiter des contextes sociaux œuvrant à défaire la domination qui motive leur construction. Il s’agit d’amplifier la valeur intrinsèque des relations anti-hiérarchiques en les reliant à l’épanouissement personnel, la libération individuelle et la lutte sociale se motivant l’une l’autre. Cette lecture de la pratique anarchiste — qui rappelle une célèbre formule attribuée à Emma Goldman : « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution » — se détourne d’une politique du sacrifice de soi au profit d’une politique de la réalisation de soi et un mode de vie révolutionnaire.

Le fait de se centrer sur le présent a été critiqué comme un symptôme de réseaux d’activistes devenant de simples scènes culturelles et abandonnant la politique révolutionnaire au profit de menées égocentrées18. Une autre critique a été que l’accent mis à court terme sur la reproduction culturelle et les tactiques d’affrontement négligeait la construction du mouvement et la solidarité de classe19. Ma propre critique est plus fondamentale. Je voudrais faire valoir que ces « présentismes », dans leur souci d’éviter tout rapport léniniste à l’avenir, contournent aussi d’une manière bien commode un rapport générateur proprement anarchiste, ainsi que ses conséquences. Bien qu’ils tendent à qualifier l’avenir de « lointain », de « mythique » ou d’« abstrait », le fait d’imaginer des scénarios sociaux à long terme ou de se projeter en pensée quelques générations plus tard ne constitue pas une menace pour la pratique éthique vécue. Au contraire, je dirais que le présentisme recouvre une réticence à se confronter à l’absence de promesse d’accomplissement révolutionnaire, ainsi que les sombres perspectives qui deviennent évidentes dès lors que les militants abordent l’avenir d’une manière génératrice. […]

L’absence de promesses révolutionnaires et la prise de conscience de la convergence des crises planétaires ont, selon moi, contribué à plonger les politiques transformatrices dans une crise. L’espace affectif associé à l’appréhension de l’avenir, depuis longtemps déserté par la confiance et même par l’attente optimiste, est désormais rempli par l’anxiété, la frustration et la culpabilité. Le présentisme contourne cette crise en évitant toute appréhension de l’avenir. L’utilisation continue d’une terminologie « préfiguratrice » sert le même déni. Ce qu’elle connote et ce qu’elle dénote livrent un écho affaibli de la réassurance, indiquent l’impasse de la temporalité récursive. Voilà qui distrait d’une manière confuse de l’urgence qu’il y a à remettre en œuvre des cadres générateurs pour répondre à un effondrement prolongé, hétérogène et irréversible.

S’il faut donc renoncer à l’expression « politique préfiguratrice », par quoi la remplacer ? Se concentrer sur le fond, comme lorsqu’on parle de « politiques anti-hiérarchiques », constituerait certainement un sérieux pas en avant. Mais ne serait-il pas possible de fournir un cadre encore plus fécond à l’unité des moyens et des fins et à la pratique éthique, d’une manière qui (a) suggérerait une temporalité génératrice plutôt que récursive et (b) pourrait encourager des dispositions affectives autres que la réassurance et néanmoins susceptibles de perdurer face à des crises convergentes ? Pour ma part je préférerais prolonger le concept d’« utopie concrète » forgé par Ernst Bloch20. Contrairement aux rêveries et aux grands plans pour la société (qui peuvent comprendre une préfiguration d’ordre théologique), ce que Bloch appelle les impulsions utopiques concrètes s’inspirent des tendances et des latences d’un présent qui se transforme de lui-même, et anticipent un avenir qui n’est pas assuré, mais possible et meilleur. Cependant, alors que Bloch se concentre sur le contenu de l’opération mentale en laquelle consiste l’espoir, j’insisterais pour ma part sur la construction d’alternatives vivantes comme une expression beaucoup plus concrète de ce qu’il appelle la « fonction utopique positive ».

Si l’idée d’utopie concrète réussit à associer la pratique éthique à des cadres temporels générateurs, il nous faut encore nous demander ce que devient l’espoir dès lors que l’anticipation porte non seulement sur la réalisation d’efforts utopiques concrets, mais aussi sur les conséquences inévitables des débordements de l’industrie et du néolibéralisme. Ici, les idées d’espoir « anxieux » et « catastrophique » constituent un début prometteur. Dans son récent travail ethnographique parmi les militants qui œuvrent en Turquie pour une durabilité pratique, Bürge Abiral identifie ces formes d’espoir dans les manières dont celles et ceux qu’elle interroge appréhendent l’avenir21. Il n’est pas surprenant que les militant·es qui promeuvent des formes communautaires de durabilité, la biorestauration, la transition énergétique et la permaculture soient parmi les plus sensibles aux pronostics d’effondrement. Abiral associe l’idée d’un « espoir anxieux » au grain d’anxiété qui accompagne toujours la « conviction que les petites actions comptent, […] qu’il n’est pas trop tard pour agir ».

Au lieu d’être l’adversaire de l’espoir, l’anxiété est sa compagne. Cet espoir repose sur une mince couche de glace. Les résultats souhaités que l’on lie à l’espoir et les effets que l’on espère peuvent ne jamais se concrétiser, celles et ceux qui pratiquent la permaculture le savent bien, […] Au lieu de les conduire au désespoir, l’anxiété ressentie face à l’avenir accompagne leurs espoirs et les pousse d’autant plus à agir au présent.

Un espoir catastrophique coexiste avec l’espoir anxieux. Cet affect « combine une vision catastrophique de l’avenir avec la conviction que de bonnes choses continueront à se produire malgré et à cause des désastres qui s’annoncent ». L’espoir catastrophique sert de solution de repli, fournissant un secours même s’il accompagne les pires scénarios, si on met de côté l’extinction. Il peut hâter l’adoption d’alternatives radicales face à l’urgence et aux nécessités d’un monde en déliquescence. Il peut encore faire émerger une interprétation de la catastrophe comme signe avant-coureur de futures ouvertures révolutionnaires. Cette forme d’espoir rappelle le concept d’« espoir radical » que Jonathan Lear emploie pour décrire le choix de corroborer l’éthique et la dignité même lorsque des modes de vie s’éteignent22. Réfléchissant à la survie du peuple amérindien Crow, Lear oppose l’espoir radical au simple optimisme, en le liant à une éthique de la vertu centrée sur le courage et l’imagination. Prises ensemble, les formes anxieuses et catastrophiques d’espoir suggèrent des alternatives prometteuses aux tentations de la réassurance, de la préfiguration et du déni. […]

Une seule chose est sûre face à l’avenir : nous devons nous entraider.

Uri Gordon


  1. NdT : La notion de « dépendance au chemin emprunté » (path dependence) a été forgée par le politologue états-unien Paul Pierson pour rendre compte de l’influence possible d’une série de décisions ou d’expériences passées sur des décisions futures. 

  2. Respectivement : Brian Tokar, compte-rendu de Joel Kovel, The Enemy of Nature, Tikkun, 18-1 (2003), p. 77-78 ; John Carter et Dave Mortland (éd.), Anti-capitalist Britain. Cheltenham, New Clarion Press, 2004, p. 79 ; Steven M. Buechler, Social Movements in Advance, Oxford University Press, 2000, p. 207 

  3. NdT : Sauf mention contraire, les traductions de la Bible sont tirées de la traduction Louis Segond. L’attribution à l’apôtre Paul de l’épître aux Hébreux est aujourd’hui rejetée. 

  4. Henri de Lubac, Catholicisme : les aspects sociaux du dogme [1938], Éditions du Cerf, 1952, p. 141-142. 

  5. E. Auerbach [1944], Figura : la loi juive et la promesse chrétienne, Macula, 2017, p. 33-35. 

  6. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Éditions du Cerf, 2011, p. 514. L’ouvrage d’Irénée, initialement écrit en grec, est daté de 188 et sa traduction latine de 380. 

  7. Saint Jérôme, Correspondance, tome III, Les Belles Lettres, 1949, p. 13-21. 

  8. NdT : référence à une expression forgée par le philosophe Eric Voegelin dans La nouvelle science du politique (1952). 

  9. Christopher Hill, « The Religion of Gerrard Winstanley » in Collected Essays, vol. 2, Harvester, 1986, p. 185-252 

  10. G. Winstanley, L’étendard déployé des vrais niveleurs [1649], Allia, 2007, p. 36 et 26. 

  11. R. Koselleck [1979], Le futur passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, p. 283. « Réassurance » traduit l’allemand Rückversicherung (littéralement : assurance en retour) qui est systématiquement contourné par la traduction française existante (NdT). 

  12. A. Gorz, « Limites et potentialités du mouvement de mai », Les Temps Modernes, n°266-267, août-septembre 1968, p. 231-264 (p. 247-248 et p. 252 pour les citations ci-après). 

  13. Pour le texte complet de la circulaire, voir le site panarchy.org

  14. A. Kay, « A Critique of the Use of Path Dependency in Policy Studies ». Public Administration 83 (3), 2005, p. 553. 

  15. E. Goldman, L’agonie de la révolution, trad. É. Lesourd, Les Nuits Rouges, 2017, p. 306-309. 

  16. NdT : la référence à ce terme nietzschéen n’apparaît pas dans la traduction française existante, que nous modifions. 

  17. Murray Bookchin, « Anarchisme : passé et présent » [1980], consultable sur le site ecologiesociale.ch

  18. M. Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde [Social Anarchism or Lifestyle Anarchism : An Unbridgeable Chiasm, 1995], Agone, 2019. 

  19. J. Olson, « The Problem With Infoshops and Insurrection : US Anarchism, Movement Building, and the Racial Order », Contemporary Anarchist Studies. London, Routledge, 2009, p. 35-45. 

  20. E. Bloch, Le principe espérance, vol. 3 [1959], ch. 55, Gallimard, 1991.  

  21. B. Abiral, Catastrophic Futures, Anxious Presents : Lifestyle Activism and Hope in the Permaculture Movement in Turkey. Master’s Dissertation, Sabancı University, Istanbul, Turkey, 2015, p. 93-97. 

  22. J. Lear, Radical Hope : Ethics in the Face of Cultural Devastation. Harvard University Press, 2009. 

Variations autour du concept de préfiguration Ici et maintenant