L’anarchie en mode plus-que-présent !

L’anarchie en mode plus-que-présent !

Jean-René Delépine

Grammairien cherche auxiliaire. Étudie toutes propositions.

— Pierre Dac


Au commencement était le Verbe,

disent les Saintes Écritures

Néanmoins, le Bescherelle soutient que

le Sujet le précédait…

— Thierry Maugenest

Dans la bibliothèque de mes parents j’ai longtemps vu, petit, un tome de la collection d’histoire Louis Girard, confié à André-Jean Tudesq et Jean Rudel traitant la période 1789-1848, intitulé Le temps des révolutions. En vérifiant mon souvenir sur la Toile, il s’avère qu’en 1966, flanqués de Jacques Bouillon et de Louis Girard lui-même, nos auteurs avaient un peu élargi la coupe de l’habit pour considérer la période 1715-1870, sans toutefois changer le titre.

On ne discutera pas ici le parti-pris qui rejette hors de la communauté des révolutions la Commune de Paris de 1871 (avec celles de Lyon ou Marseille trop vite oubliées), la révolution russe de 1905, l’intense activité révolutionnaire de la fin de la Première Guerre mondiale, pêle-mêle la révolution soviétique (1917), les Conseillistes allemands (1918-1920), la République des soviets en Hongrie (1919), l’Ukraine makhnoviste (1918-1921), les conseils ouvriers en Italie du nord (1919-1920), ou encore la révolution espagnole de 1936. Pour un rapide panorama, lire l’article de Ronald Creagh, « Du bon usage de l’antifascisme » (Réfractions n° 34, printemps 2015). Cela pour ne considérer que l’histoire officielle occidentale, qui était le champ restreint du livre en question.

Au-delà de cette sélectivité, c’est l’effet de mode de l’intitulé Le temps des révolutions, qui frappe. Une mode à l’échelle de l’Histoire, certes – il ne s’agit pas tout à fait de mettre en regard le temps des révolutions et la période des pantalons pat d’eph’ (pattes d’éléphant) – mais effet de mode malgré tout : on s’est bien amusé un temps, puis, jeu de mains (je demain) jeu de vilains, ça se termine toujours mal. Les parents y ont mis bon ordre et on est passé à autre chose.

Le premier mouvement est de rejeter cette vision de l’Histoire en tranches napolitaines, comme un déchet de l’historiographie. La recherche historique a reconsidéré grandement le mode du récit linéaire aux temps de l’indicatif. Pourtant, n’y a-t-il pas quelque chose à reprendre de cette affaire de mode ? Non plus LA mode mais, dans un mouvement à proprement parler transgenre, LE mode. Celui qui classe et archive les temps par lesquels nous tentons de dire le monde, nous-mêmes, nous-mêmes dans le monde et le monde en nous-mêmes.

Si donc les révolutions étaient aussi une affaire de mode et de temps ? Si la difficulté à faire advenir et durer les révolutions émancipatrices tenait, entre autres, à ce qu’elles manquent encore d’un mode ou d’un temps qui leur soit propre, qui puisse les dire et dans lequel nous puissions nous dire ?

C’est l’hypothèse que je fais, avec pour enjeu l’avènement du plus-que-présent, tout à la fois mode et temps, dans lequel l’intime et le social, le désir et la nécessité, l’amour et la révolution, pourraient prendre langue et, ensemble, dire l’émancipation des tyrannies et des traumas.

Par construction, cette émancipation serait enchâssée dans la langue française et celles qui partagent la même architecture des modes et des temps. Charge reviendrait alors aux révolutionnaires des autres familles de langues de considérer leurs propres situations.

État des lieux

Au seul regard de la capacité à dire ensemble l’intime et le social, le désir et la nécessité, l’amour et la révolution, quel état des lieux pouvons-nous dresser de l’existant ?

Les modes impersonnels (infinitif, participes, gérondif), au sens où ils ne varient pas en personne, passent à côté de la double nature de la personne en Anarchie : irréductiblement Une et absolument sociale (« cette étrange unité qui ne se dit que du multiple » selon Deleuze et Guattari). En rabattant tout sur un seul totalisant, ces modes manquent à exprimer les deux termes de l’Un et du multiple.

L’impératif, mode de l’injonction (positive ou négative), n’existe qu’à la deuxième personne du singulier, et aux première et deuxième du pluriel. L’anarchie en tant qu’affirmation d’une volonté (cf. la revue italienne Volontà), s’accommode bien de ce mode impératif aux différentes personnes : Abats l’État ! (deuxième du singulier), Ensemble, allons nous faire maîtres ! (première du pluriel), ou en ces temps de coronavirus, Distancez-vous d’un maître ! (deuxième du pluriel). L’ennui est qu’il tend surtout à devenir le mode privilégié des tyrans de tout poil qui ordonnent : « Soumettez-vous ! » (ou « Soumets-toi ! » lorsqu’ils ont réussi à individualiser la relation au monde, comme dans le process de travail capitaliste aujourd’hui). C’est donc un mode plus intime de l’hétéronomie, quand nous aspirons à l’autonomie.

L’indicatif, véritable couteau suisse, permet énormément. Ses temps variés couvrent le présent, le passé et le futur. Avec le passé simple il dit le passé révolu (« la colonne Durruti partit pour l’Aragon »), et une situation dans ce passé avec l’imparfait (« la colonne Durruti roulait depuis cinq heures lorsque… »). Avec le futur, il dit un événement à venir (« les mauvais jours finiront ») ou une situation à venir (« l’Internationale sera le genre humain »). Avec le présent il peut presque tout raconter : une action, un événement contemporain de son énoncé (« celui qui lit ça est un… ! »), un état durable qui déborde largement du moment de son constat (« noir est le drapeau de l’anarchie »), un passé récent (« je m’abonne à l’instant à Réfractions ») ou un futur proche (« dès demain je m’abonne à Réfractions »). Il peut même s’installer dans le passé avec le présent de narration (« les grenades lacrymogènes pleuvaient de partout. Dans un geste réflexe, il en frappe une avec sa pancarte et la renvoie aux CRS »). L’indicatif sait même se draper d’impératif pour poser une obligation, comme c’est l’usage du Droit où le présent (« les contrats s’exécutent de bonne foi ») comme le futur (« le locataire jouira du bien en bon père de famille ») ont valeur d’impératif. Enfin, le présent de vérité générale couvre tout le passé et tout le futur imaginables (« l’homme est bon, mais le veau est meilleur »).

Une place à part doit être faite au conditionnel : mode à part entière ou simple temps de l’indicatif ? Si l’on insiste sur la valeur des emplois qui expriment la conséquence d’une condition (À nulle autre pareille pourrait être la révolution à venir. Nota : si vous voulez connaître la condition, lisez ce livre d’André Bernard paru aux Ateliers de Création Libertaire en 2020), c’est un mode. Mais il a aussi une valeur temporelle en exprimant le futur à partir du passé (« nous avons convenu que nous mettrions le plus-que-présent à l’ordre du jour de la prochaine réunion de Réfractions »). D’où le fait que le conditionnel s’articule avec un temps du passé, comme l’imparfait (« que feriez-vous si soudain un effondrement ouvrait une brèche dans la toute puissance de l’État ? »). Je le prends donc ici comme un temps de l’indicatif : une lame de plus au couteau suisse ! Et tout ceci justifie que nous ayons déjà beaucoup accompli avec l’indicatif, en descriptions, analyses, récits, imaginations, etc.

Avec lui, mais aussi avec le subjonctif qui ouvre sur la notion de possibilité, laquelle est souvent une question adressée à l’anarchie : « Vous les anarchistes avez raison dans l’absolu, mais il eût fallu que la nature humaine fût tout autre pour que votre idéal advînt. » Ce à quoi l’anarchiste exaspéré répond : « Faut-il que vous n’ayez lu aucun Réfractions pour être aussi sot ! » Avec le subjonctif très majoritairement utilisé dans les propositions subordonnées à la principale, on peut élaborer tout un contexte qui permet d’articuler les éléments de la pensée et de l’action entre eux, d’en sérier les ensembles qui ont besoin de l’être les uns aux autres, de les archiver dans l’espace et le temps, etc.

Voilà qui est déjà bien assez pour fonder un commun de l’Émancipation, me direz-vous. Quel besoin d’un pilier de plus à l’édifice ? Pour quelles relations ? Et selon quelle disposition constructive : tunnel souterrain, passerelle en encorbellement, surplomb, … ? Bref, de quoi le plus-que-présent devrait-il être le mode ou le temps ?

Refoulement et réitération

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Dans « l’étrange unité qui ne se dit que du multiple », j’ai la faiblesse de penser que le sujet irréductiblement Un et qui pourtant n’existe que dans la relation à l’Autre, c’est très intimement le sujet de la psychanalyse. Laquelle distingue par ailleurs deux mécanismes d’aller-retour avec l’éprouvé du sujet : refoulement et réitération. Le refoulement permet au refoulé de revenir sous d’autres formes, il comporte un potentiel créatif par les transformations entre texte original refoulé et celui qui fait retour. Dans la réitération, ce qui fait retour hors mémoire revient à l’identique. Pas de réécriture possible. La réitération n’apporte rien de nouveau au texte effacé ni n’ouvre à la possibilité d’une écriture à venir. Dans le refoulement, le psychanalyste est archéologue qui associe les morceaux épars pour construire l’histoire de l’ayant eu lieu. Dans la forclusion, le retour en acte par la réitération est décroché des contextes dans lesquels il s’est formé (histoire, affects, pensées, relations, …). Le psychanalyste doit alors prêter sa psyché à l’écriture de lettres non advenues et demeurées irrecevables pour le sujet.

Pour un exemple de ces mécanismes, très actuel et déterminant des sociétés algérienne et française, il faut lire Le trauma colonial (sous-titre : une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie), de Karima Lazali, aux éditions La Découverte, 2018.

Il ne s’agit pas ici d’assigner au plus-que-présent la tâche de dire cette terrorisante fabrique de « blanc » dans le psychisme. C’est par définition impossible. Mais si nous arrivions à inventer ce plus-que-présent, peut-être ce que pourrions dire de nous et du monde aiderait-il à faire barrière à des traumas générateurs de « blancs ». Cela reste une ambition sans doute démesurée pour ce mode/temps, mais quitte à s’engager sur un chemin, autant le penser jusqu’au plus loin possible.

« Ce que peut l’histoire »

C’est le titre de la leçon inaugurale au Collège de France de l’historien Patrick Boucheron (Fayard, 2016). Il nous y avertit d’abord :

Tout pouvoir est pouvoir de mise en récit. Cela ne signifie pas seulement qu’il se donne à aimer et à comprendre par des fictions juridiques, des fables ou des intrigues ; cela veut dire plus profondément qu’il ne devient pleinement efficient qu’à partir du moment où il sait réorienter les récits de vie de ceux qu’il dirige. Mais dans le même temps, il expose de manière intelligible ce qui, en nous traversant de tant de contraintes, peut aussi nous libérer des déterminations.

Il nous invite alors à penser que, pour éviter « l’effet de destin du possible réalisé » (selon l’expression de Pierre Bourdieu), « ce que peut l’histoire, c’est aussi de faire droit aux futurs non advenus, à leurs potentialités inabouties ». Et il en tire une posture :

C’est à une réassurance scientifique du régime de vérité de la discipline historique que nous devons collectivement travailler […] les textes anciens nous intimant l’ordre de les lire lentement, les objets modernes précipitant notre désir de répondre au plus vite aux urgences du présent. Pour que les premiers s’accordent aux seconds, il convient de réconcilier, en un nouveau réalisme méthodologique, l’érudition et l’imagination. L’érudition, car elle est cette forme de prévenance dans le savoir qui permet de faire front à l’entreprise pernicieuse de tout pouvoir injuste, consistant à liquider le réel au nom des réalités. L’imagination, car elle est une forme de l’hospitalité, et nous permet d’accueillir ce qui, dans le sentiment du présent, aiguise un appétit d’altérité.

Dans Un été avec Machiavel cette fois (Éd. des Équateurs, 2017), il explique que :

Dans son De natura rerum, Lucrèce entonne le chant du monde. Un monde sans créateur où la nature ne cesse de se réinventer elle-même. Car tout est atomes, nos âmes comme les choses, attirées par leur propre poids. Seulement voilà : si toutes les particules tombaient dans le vide en ligne droite, rien n’existerait sinon un interminable jour de pluie. Mais, je cite Lucrèce, « en des endroits indécis, les atomes dévient un peu ; juste de quoi dire que le mouvement est modifié ». Alors la liberté est possible, le temps est possible, le monde est possible. On comprend pourquoi la poésie matérialiste de Lucrèce […] fut considérée par les modernes comme un bréviaire de l’athéisme. Un livre dangereux, un livre déviant, qui fait dérailler le monde et le sort de ses gonds.

Et, plus loin, commentant une lettre de Machiavel à un ami, il nous exhorte : « Varietas est donc le maître mot. Nous devons être divers, variés, indisciplinés – c’est-à-dire tristes et gais à la fois pour ne pas désespérer du métier de vivre. »

« Faire droit aux futurs non advenus, aux potentialités inabouties » ; « […] ce qui dans le sentiment du présent, aiguise un appétit d’altérité » ; « […] divers variés, indisciplinés, tristes et gais à la fois […] ». On est clairement dans le champ des possibilités, ce qui nous renverrait normalement au subjonctif. Mais ces potentialités inabouties, il faudrait pouvoir les dire non pas à côté du destin réalisé (assigné à l’indicatif), mais dans le même temps. Ne pas imaginer sans cesse au subjonctif une révolution espagnole qui aurait surmonté les écueils, en regard du récit à l’indicatif de son échec. Ne pas répéter (en espérant que ce ne soit pas une réitération !) des appels à la grève cheminote ou générale, en regard de leur inaboutissement (voire de leur non enclenchement). Pouvoir dire d’emblée, dans un même mouvement, une même émotion (ce qui nous émeut nous meut, et vice versa), la réalité et la potentialité inaboutie (si l’on se retourne sur l’endroit où les atomes ont légèrement dévié) ou le futur non advenu (si l’on se projette à l’endroit où les atomes pourraient légèrement dévier). Le tout ensemble formant le réel.

Dans l’article « Liberté, égalité urbanité, la rue en balade entre Venise et Chicago » (Réfractions no 28, printemps 2012), Sylvia Rüppelli disait de Venise que :

La vraie rue, dans sa fonction de distribution des constructions et des quartiers, […] c’est le « rio » (canal). […] Les seuls bouts de rue « à marcher » qui ressemblent à nos attentes de continentaux sont en fait des canaux comblés, très symboliquement appelés Rio Terrà (canal terre !). D’où, sans doute, le fait que la « fondamenta » (petit quai bordant un canal ; mais qui veut dire aussi emblématiquement fondation) est un espace particulier à Venise, puisque s’y côtoient, comme deux amis ou deux amants s’appuyant l’un sur l’autre, le sol dur de la marche et l’eau puissante du glissement […]. Ce côtoiement est l’intimité de la ville, car lorsqu’il s’agit de s’afficher en spectacle, on tient les deux réseaux séparés.

Eh bien, dans la recherche de notre mode/temps plus-que-présent, il s’agirait non pas de faire se côtoyer l’indicatif et le subjonctif comme les deux amants rio et fondamenta à Venise, mais bien de les fusionner tout en conservant à chacun leur Un irréductible. Marcher sur l’eau en quelque sorte. Ce que l’on saurait presque faire lorsque vient l’insurrection du choc amoureux.

67 Gravure tirée d’un recueil de François Iselin (Émile Souvestre, Le monde tel qu’il sera, Paris, 1846).

« Le choc amoureux »

C’est le titre du livre de Francesco Alberoni (Éd. Ramsay 1981 pour la traduction française), qui distingue le moment du tomber amoureux et celui de l’amour (le titre italien est Innamoramento e amore), et qui décrit cet état naissant de l’amour comme un mouvement révolutionnaire à deux. Pour la démonstration vous lirez le livre, qui, parfois très situé dans un imaginaire d’homme, italien, des années 70, n’en reste pas moins intéressant. J’en soulignerai juste deux éléments pour mon propos à suivre. Le premier est :

il n’existe pas de mouvement collectif qui ne parte d’une différence, pas de passion amoureuse sans la transgression d’un interdit. […] l’amour ne se manifeste que s’il sépare ce qui était uni et qu’il unit ce qui devait être séparé.

Le second est :

dès qu’il tombe amoureux, l’être le plus simple et le plus démuni est obligé, pour s’exprimer, d’utiliser un langage poétique, sacré, mythique. On peut en rire mais c’est ainsi. Car le sacré et le mythe naissent eux aussi de l’expérience extraordinaire commune aux différents mouvements, c’est-à-dire l’état naissant.

À nouveau mouvement et émotion se mêlent. Une merveilleuse image parlée en est donnée dans la réplique du film Pierrot le fou, de Jean-Luc Godard. Le plan s’ouvre en nuit américaine sur une portion de plage de sable, tandis que les voix des personnages, en off, se répondent : « je t’aime – tu m’émeus » (prononcés identiquement : é-me). Puis Marianne et Ferdinand naissent littéralement du sable sous lequel ils étaient ensevelis.

J’ajouterai pour ma part la conviction que le tomber amoureux consiste en une inversion : reconnaître inconsciemment quelque chose chez l’Autre, avant de le connaître. Ce quelque chose peut être de l’ordre du même aussi bien que de l’altérité, et le travail de l’amour devient alors d’apprendre à connaître ce quelque chose, et de vérifier qu’il ne s’agit pas d’un refoulé de nos traumatismes, mais bien d’une force émancipatrice grâce à laquelle on se mouvra/s’émouvra.

Or dans cette phase du tomber amoureux, on éprouve souvent une frénésie de se faire connaître à l’Autre, sans doute pour abolir au plus vite cette inversion incongrue où la reconnaissance a précédé la connaissance. Chaque mot dit, chaque sensation ressentie par l’un des sens (l’indécence) nous fait injonction d’y rapatrier immédiatement et intelligiblement, pour l’Autre, tout ce à quoi nous rattache le mot ou la sensation. La fusion des corps serait incomplète si nous l’arrêtions au seuil de nos psychés. Et dans le même temps, notre irréductibilité de sujet Un, notre intimité profonde, doit persister et résister à tout effacement. Il ne s’agirait pas de se « perdre » dans l’Autre (surtout si l’autre fait la même chose de son côté !).

Dans ce moment d’urgence à rapatrier dans le présent un passé qui ne se savait pas passé jusqu’à ce présent, dans cette exaltation à projeter des possibles absolument aboutis dans un futur absolument inadvenu, il est épuisant de devoir constamment tenir ensemble indicatif, subjonctif et parfois même impératif, de devoir subordonner des propositions à d’autres alors que toute hiérarchie est si magnifiquement abolie. C’est à ce point précis qu’un mode/temps qui exprimerait tout à la fois nous serait d’une grande utilité.

Pour tout dire, l’invention du plus-que-présent est pour moi très précisément située. Il a jailli (comme Marianne et Ferdinand du sable), dans un rire, associé à un saut léger et gracieux de l’être aimé, jambe tendue et souple tout à la fois, pour monter sur le trottoir au croisement de la rue des Amiraux et de la rue de Clignancourt, à Paris 18e, à l’angle d’où apparaît au fond, vers l’intersection rue de Clignancourt / rue du Simplon, un mur parfait pour recevoir pochoirs, collages, graffitis. Un point de l’espace-temps qui portait indélébiles les traces d’amours précédentes interrompues par la mort, mais tout à la fois, déjà, une série d’affiches anonymes que je ne concevrais et collerais que deux ans plus tard (notamment sur ce mur), en cachette de l’être aimé, pour ensuite, nous promenant dans le quartier, pouvoir lui parler du dedans et du dehors tout à la fois.

J’arrête ici le dépli de ce point de l’espace-temps (je ne vous parle pas des fées aux fesses bleues…), mais j’espère avoir illustré ce que pourrait être le plus-que-présent, pour l’intime et le social, le désir et la nécessité, l’amour et la révolution.

Le plus-que-présent en mode haïku

On l’aura compris, le plus-que-présent, c’est de l’ultra condensé ! Ce que nous dirons et écrirons en plus-que-présent devra tendre vers de l’anarchie « pure » non diluée, pour reprendre une image d’Amedeo Bertolo. L’espace de la langue dans lequel il se déploiera en sera nécessairement affecté. Essayons d’en donner quelques traits possibles.

La forme aujourd’hui la plus proche des usages du plus-que-présent demain est probablement le haïku, avec lequel il partagera ce goût pour le télescopage des échelles du temps, de l’espace et des affects. Pour un exemple de haïku singulièrement inscrit entre amour et révolution, celui-ci d’André Bernard, tiré du recueil Les dits d’Arès, 2020 :

Je n’ai pas fait ce que je ne voulais pas faire et ma compagne veut bien que je l’aime : je peux donc regarder l’océan

Le plus-que-présent en mode valise

Du fait même de sa concentration extrême, le plus-que-présent s’accommodera bien des mots qui portent une multitude de sens en un, à commencer par les mots-valises, dont les exemples suivants sont tirés de L’anarchiviste et le biblioteckel, d’Alain Créhange (Éd. Mille et une nuits, 2006). Ainsi serons-nous les uns pour les autres des conflidents (personne avec laquelle on partage ses disputes les plus intimes), pour démasquer les flicanthropes (créature fantastique qui, de jour, se présente sous l’apparence d’un être humain, mais se transforme dès la nuit tombée en un terrifiant gardien de la paix), nous moquer des médiacres (homme d’Église qui n’a pas la capacité d’accéder à la prêtrise), qui ne provoqueront jamais d’icaristie (incident survenant au cours d’une messe lorsque, par suite d’une élévation mal maîtrisée, l’hostie chute dans le calice), et glandoctriner (convertir à la paresse) les excités des frivolutions (changement radical de société, caractérisé par l’émergence de valeurs superficielles).

Le plus-que-présent en mode contrepet

Sans vouloir trop vous baratatiner (écraser son interlocuteur sous une masse de propos pourtant bien légers), passons à une autre forme de polysémie qu’est le contrepet, dont Joël Martin, dans un ouvrage théorique mémorable, nous rappelle que c’est l’art de « décaler les sons » (Manuel du contrepet, Albin Michel, 1986). Ainsi pouvons-nous expliquer synthétiquement à nos amis cheminots dont l’environnement est encore très masculin, qu’un des problèmes techniques du chemin de fer est que « les rails solides sont trop courts ».

Et point n’est besoin d’aller toujours chercher le sens tabou dans le sexe. Avec ces mêmes amis cheminots l’on conviendra que l’issue des conflits dépend de « l’air de la gare ». Ou encore, d’une manière plus complexe, Otis Tarda avait montré dans « Une icône pour l’anti-cléricalisme » (Le Monde Libertaire, no 1523, 4-10 sept. 2008) qu’Hector Berlioz avait caché dans sa Symphonie fantastique une contrepèterie par permutation circulaire particulièrement compliquée. Il faut l’opérer lettre à lettre, pour obtenir une « Sainte Sophie fanatique », sur laquelle l’actualité du tyran turc Erdoğan met une lumière singulière à presque deux siècles de distance.

Le plus-que-présent en mode LSF (langue des signes française)

En se déployant dans le canal visuel, et en utilisant le corps et l’espace sans médiation, l’iconicité propre à la langue des signes est peut-être un outil intéressant pour nous aider à mieux cerner le plus-que-présent. Le jeu de bonneteau que l’on peut construire avec les espaces que l’on pose autour de soi, la possible fluidité des expressions des mains et du reste du corps, qui favorise les métamorphoses dans l’iconicité, permettent en effet d’approcher l’esprit de condensé du plus-que-présent.

Chaque langue des signes étant liée à la langue orale de la communauté dans laquelle sont les sourds signeurs, il sera alors plus facile, peut-être, de rapatrier dans le français oral ce qui aurait été trouvé dans la LSF. Les interprètes Français / LSF pourraient nous y aider.

Appel aux linguistes !

71 Milan, 1981.

Nous voilà enfin arrivés au point de départ : créer ce plus-que-présent dans notre langue, pour dire l’intime et le social, le désir et la nécessité, l’amour et la révolution.

Je lance donc un appel solennel aux linguistes pour qu’ils relèvent le défi. Si le plus-que-présent est le mode/temps de tout ceci, comment le construiriez-vous grammaticalement ? Pour ceux qui répondront à l’appel, ayez l’obligeance d’écrire les quelques pages qu’il faudra rajouter au Bescherelle, et ayez l’espièglerie de nous concocter quelques verbes irréguliers et/ou qui ne se conjugueraient pas à toutes les personnes. Car il faut aussi pouvoir se tromper au plus-que-présent, et faire que par des erreurs involontaires, les atomes de plus-que-présent, en des points indécis, dévient un peu et continuent de faire dérailler le monde.

Quant à vous de l’Académie française, vous pouvez tout autant nous rejoindre. Si vous êtes amoureux de la langue, transgressez l’injonction étatique à l’origine de votre création. Remisez l’habit vert et l’épée de l’académilicien (membre d’une organisation paramilitaire dont le but est de faire régner l’ordre et la discipline dans la langue française). Le plus-que-présent ne vous hait point. Il ne vise aucune table rase du passé de la langue. Il ne vise que sa « transe-formation » marginale dans ses profondeurs.

Jean-René Delépine

Ici et maintenant Éclats de préfiguration