Éclats de préfiguration

Éclats de préfiguration
À propos d’un livre d’Alissa Starodub

Jean-Christophe Angaut

Alissa Starodub, Lasst es glitzern, lasst es knallen. Politische Theorie und Praxis für die Utopie, Münster, Edition Assemblage, 2020, 144 p., 12 €

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Voici une « promenade à la frontière de concepts théoriques et d’expériences quotidiennes » (p. 17) qui confirme, si besoin était, l’actualité des préoccupations portées par le concept de « politique préfiguratrice » dont traite ce numéro de Réfractions. De quoi s’agit-il en l’espèce ? D’évoquer en cinq chapitres (qualifiés de « plateaux » par référence à Deleuze et Guattari) des formes de résistance aux rapports de domination capitalistes, politiques, racistes ou sexistes (que le titre invite à « faire éclater »), des formes qui ne passent pas par une confrontation ouverte mais cherchent à prouver par les faits, ici et maintenant, dans le mouvement même de la contestation, la possibilité d’autres rapports en les mettant en œuvre (et en les « faisant scintiller »). On y croise des personnes qui sont devenues paysannes « pour l’idée » (p. 51), d’autres qui affrontent la répression policière dans des contre-sommets européens parce qu’elles sont inspirées par les zapatistes, des squatteurs et squatteuses militantes, des réfractaires au salariat qui conçoivent leur travail « comme une forme d’action » (p. 118), tous et toutes habitées par le sentiment que ce n’est qu’un début.

Contrairement à d’autres ouvrages écrits par des universitaires libertaires, celui-ci a la mérite d’être accessible (pour qui lit l’allemand) d’un point de vue aussi bien pécuniaire qu’intellectuel. Son autrice, Alissa Starodub, tâche de justifier l’emploi de concepts qui peuvent paraître déroutants – tout du moins pour toute personne qui n’a pas médité, par exemple à partir du Petit lexique philosophique de l’anarchisme de Daniel Colson, sur les implications libertaires de la pensée de Deleuze et Guattari. L’introduction de l’ouvrage explicite ainsi les notions de multiplicité, de rhizome et de plateau, sans oublier de se demander quel usage peut en être fait pour penser des pratiques militantes qui cherchent à échapper aux rapports hiérarchiques. Ce que retient Alissa Starodub de Deleuze et Guattari, c’est d’abord une logique de l’auto-organisation politique qui cherche à promouvoir la prolifération, l’hétérogénéité, l’immanence et l’horizontalité, et à conjurer corrélativement l’unité, la verticalité, la fixité. Mais c’est aussi une entreprise d’écriture qui prétend réaliser d’une manière intensive ce type de fonctionnement, puisque Mille plateaux, le livre où une telle « ontologie » est exposée, vaut à son tour comme une sorte de rhizome, avec sa succession de plateaux hétérogènes, sans véritable début ni fin, qui nous placent chacun·e au milieu même des choses – en somme, l’écriture de Deleuze et Guattari met en œuvre la « rhizomatique » qu’elle prétend tout à la fois détecter et promouvoir dans le réel, elle est une sorte de préfiguration philosophique.

Pourquoi cependant a-t-on besoin de la philosophie ? Pourquoi les expériences sociales et politiques qui cherchent ici et maintenant à se soustraire à la domination ne se suffisent-elles pas à elles-mêmes, dans les raisons qu’elles se donnent ? L’autrice considère que l’abstraction, qu’elle reconnaît à la pensée des deux philosophes, est nécessaire, aussi bien pour se représenter des rapports qui échappent à la domination que pour nommer correctement ce qui se joue dans de telles expériences. On pourrait déplorer que cet appel à la philosophie se fasse au détriment d’un réexamen de ce que les théoriciens anarchistes, y compris de langue allemande, ont proposé à ce sujet – et notamment qu’un auteur comme Gustav Landauer, si précieux pour penser l’utopie et sa préfiguration concrète, ne soit pas même mentionné. Mais peut-être faut-il tout simplement tenir compte de ce que, dans nos sociétés où l’accès au doctorat s’est massifié, une partie non négligeable des militant·es libertaires étayent aujourd’hui leurs engagements sur des références philosophiques ou académiques plutôt que sur la tradition anarchiste.

Quoi qu’il en soit, c’est armée de cette conceptualité deleuzo-guattarienne que l’autrice s’approprie le concept de politique préfiguratrice (elle traduit littéralement l’expression anglaise en prefigurative Politik)_ _qui a émergé à la fin des années 1970 dans le monde anglo-saxon. La manière dont elle le fait mérite d’être citée un peu longuement :

Le concept de préfiguration peut servir à désigner la multiplicité des résistances contre les rapports d’oppression existants, à montrer qu’émeutes comme occupations, jardinage et économie écologiques et solidaires peuvent obéir à la même logique horizontale d’utopie sociale – qu’il vaut la peine de défendre. C’est là plus qu’un concept que l’on peut appliquer à des formes politiques déterminées pour les expliquer. Il définit plutôt une manière d’aller en direction de l’utopie, susceptible d’intervenir partout pour produire la transformation sociale par en bas. La préfiguration consiste en de multiples petites pratiques entremêlées, en des tentatives inachevées qui n’atteignent jamais complètement leur but. […] Jamais elle ne s’installe quelque part ni ne décrit une image achevée. La préfiguration forme plutôt des rhizomes et des plateaux. Cela réclame à la fois de la pensée abstraite et de l’engagement pratique. (p. 17)

On pourrait ajouter que cela implique de multiplier les formes et les lieux de parole : la narratrice se met en scène discutant dans un champ, autour d’une table, sur un banc ou un canapé, autour d’un thé, avec tel ou telle protagoniste de ces expérimentations, se fait rabrouer à l’occasion pour sa vision trop schématique de la préfiguration, nous livre ses propres réflexions théoriques et la manière dont elles se construisent dans l’interaction avec ces acteurs et actrices elles-mêmes, tout en citant les textes par lesquels celles-ci rendent compte de leurs propres tentatives. Il s’agit de retracer des rencontres singulières, et surtout pas de proposer un panorama représentatif à visée généralisante.

L’introduction passée, un premier chapitre semble vouloir traiter de la préfiguration en général. Mais bien vite, les références habituelles sur cette notion (qu’on trouve ici discutées à partir des articles de Ruth Kinna et de Uri Gordon) sont délaissées au profit d’une confrontation avec une série d’expériences préfiguratrices qui ne se présentaient pas comme telles – au premier rang desquelles les rencontres TUNIX organisées par la scène alternative à l’université technologique de Berlin en 1978. Surtout, l’autrice demande aux acteurs et actrices elles-mêmes de donner leur perception de notions qui se trouvent au voisinage de celle de préfiguration – « politique à la première personne », action directe – non sans pointer du doigt les contradictions auxquelles peuvent se heurter ces tentatives.

Parmi les difficultés, on rencontre l’articulation entre la perspective micropolitique (la mise en œuvre de relations aussi exemptes que possible d’oppression ici et maintenant) et des actions qui relève de l’échelle macropolitique, par exemple au travers de l’organisation de mobilisations de masse : que produisent ces dernières d’un point de vue préfigurateur ? Des questions de ce genre traversent tout le livre, on les retrouve à propos des contre-sommets altermondialistes, traités au ch. 4, et qui constituent un cas où l’usage du vocabulaire de la préfiguration peut sembler délicat à manier. D’abord parce que ces rassemblements sont ponctuels, et ne s’inscrivent pas dans la durée comme le ferait une communauté agraire. Ensuite parce qu’ils interviennent, pour la plupart des participant·es, dans une sorte de non-lieu, dont on ne sait s’il relève de l’utopie instantanée ou de la déterritorialisation (autre concept deleuzien – mais à cet endroit, l’autrice préfère parler de l’organisation rhizomatique des manifestant·es). De l’ici et du maintenant de la préfiguration, l’ici semble perdu, puisque le lieu est réduit à la concrétisation instantanée (voire à la mise en scène) d’un antagonisme global, qui de surcroît dépend de l’agenda des grands de ce monde. Enfin parce que ces rassemblements confrontent leurs participants à une répression souvent violente qui semble peu compatible avec les expériences préfiguratrices. Néanmoins, les différentes voix qui s’élèvent dans ce chapitre insistent aussi sur ce que peut avoir de préfigurateur le rapport à la répression : suspension momentanée de l’ordre imposé par l’État, auto-gestion par les participant·es des moyens de résistance qu’elles et ils veulent mettre en œuvre, mais aussi mise en place d’un cadre qui permette à cette diversité de tactiques de s’exprimer, et surtout expériences de solidarité et de fraternité. Que dans les faits il n’en aille pas toujours ainsi n’est finalement pas la question : ce qui importe, c’est que surgisse à ces occasions le désir qu’il en soit ainsi.

Dans trois des cinq chapitres, l’autrice dialogue avec des personnes impliquées dans des expériences de communautés rurales, des mouvements d’occupation, ou des collectivités économiques qui cherchent à échapper au salariat. Chaque fois, elle met en relation les tentatives en question avec un concept de préfiguration qui s’enrichit et se construit dans le même mouvement. Par exemple, ce qui importe dans les expériences agricoles, c’est d’abord qu’elles engagent la satisfaction des besoins élémentaires. L’autrice ne le mentionne pas, mais on rejoint ici des préoccupations qui furent celles d’un certain nombre de réformateurs ou révolutionnaires allemand·es voici un siècle, dans cet ensemble de mouvements qu’on a qualifié de Lebensreform : transformer la société non par le haut (par la conquête du pouvoir ou la confrontation directe avec ce dernier) mais par en bas, en partant de la vie elle-même et de ses besoins (alimentation, logement, habillement…), pour prouver par les faits qu’il est possible de vivre autrement. À nouveau, les contradictions ne sont pas mises sous le tapis : quel rapport à l’échange, puisqu’on ne peut assurément pas produire ici et maintenant tout ce dont on a besoin ? Mais une telle question ne peut recevoir de réponse satisfaisante qu’à condition de prendre en considération les transformations dans les habitudes de consommation, donc dans le rapport à la nourriture, qui sont induites par la participation à de telles expériences. Comme c’est encore le cas dans le dernier chapitre, l’autrice montre que dans tout ce qui touche à l’économie, il ne saurait être question de se focaliser sur la production en oubliant ce qui se passe dans la sphère de la consommation et de l’échange.

Au travers des mouvements d’occupation de lieux, ce n’est plus seulement la satisfaction d’un besoin élémentaire qui est en jeu (comme ce peut être le cas avec des squats d’habitation), mais une reconfiguration de l’espace public dans un sens non-marchand et anti-hiérarchique – sans publicité, sans flics, autogéré. On retrouve ici les liens entre la réémergence de la notion de préfiguration et son usage par certains acteurs du mouvement Occupy ! en Amérique du nord, même si c’est principalement l’exemple de l’occupation de la place Syntagma à Athènes qui est analysé par le ch. 3. Plus encore que dans d’autres expériences, ce qui se joue dans l’occupation d’espaces, ce sont des pratiques d’organisation, de défense et de vie collectives, vécues d’une manière d’autant plus intensive que celles et ceux qui les vivent ont conscience de leur précarité. À cette occasion encore, l’autrice n’hésite pas à souligner les limites de la préfiguration, qui peut très bien constituer une expérience de courte durée, à l’issue de laquelle les participant·es retournent à une vie plus ordinaire – ce qui ne manque pas aussi de poser la question de la généralisation d’essais de ce type : comment exporter ces situations qui restent extraordinaires même lorsqu’elles ont affaire au quotidien (le partage des tâches, etc.), à l’échelle de l’ordinaire ?

Enfin, le dernier chapitre (le plus faible de mon point de vue) se confronte, à partir d’exemples de collectivités économiques (coopératives, entreprises autogérées), aux conceptions marxistes du travail et au rejet de l’utopie qui prévaut dans ce courant, en se demandant comment il est possible de travailler librement sans participer à la perpétuation et à la reproduction du mode de production capitaliste. Là encore, les difficultés ne sont pas éludées. L’une des principales porte sur le rapport à l’argent et exprime bien les contradictions dans lesquelles se meuvent les expériences préfiguratrices, en tant qu’elles cherchent à mettre en œuvre, dans un contexte qui demeure capitaliste, des formes non-capitalistes de production et d’échange. Rémunérer celles et ceux qui travaillent, n’est-ce pas les salarier ? Sauf à viser l’autarcie, ne produit-on pas pour le marché ? Là encore, ce n’est pas une réponse unique, automatique et générale qui est apportée à ces questions, mais d’autres expériences, d’autres tentatives, d’autres préfigurations. On peut regretter que les références en matière d’économie se limitent à une confrontation assez sommaire avec quelques textes de Marx : et Proudhon ? Et Silvio Gesell, que Landauer appréciait tant ? Et les élaborations contemporaines à la Michael Albert ?

À qui estimerait que l’insistance sur la préfiguration se fait au détriment de toute perspective révolutionnaire, qu’elle ne débouche que sur une politique des petits pas ou, pire encore, sur un simple style de vie, on répondra, avec l’une des interlocutrices du livre, que « la préfiguration doit contenir l’idée de rupture radicale, sans quoi il n’est pas possible de penser un autre monde » (p. 41). Alissa Starodub insiste à plusieurs reprises sur le courage que réclame le fait de se lancer dans de telles aventures, et qui n’est pas moindre que celui qui est requis pour affronter la police dans la rue (mais l’un n’empêche pas l’autre !). Il y a des obstacles à surmonter (y compris du côté de nos manières habituelles de penser et d’agir), de l’énergie à mobiliser, le tout en faveur d’une juste cause. Ce qui anime les aventurières et les aventuriers en question, c’est le sentiment du « maintenant ou jamais », or ce sentiment ne peut naître que d’un rejet des principes hiérarchiques qui structurent ce monde et de la volonté corrélative de créer et de vivre dans un monde radicalement autre. Qu’on fasse scintiller, qu’on fasse éclater !

Jean-Christophe Angaut

L’anarchie en mode plus-que-présent ! L’euthanasie du gouvernement ?