Utopie, préfiguration et révolution chez Gustav Landauer

Utopie, préfiguration et révolution chez Gustav Landauer

Jean-Christophe Angaut

De tous les auteurs de la tradition anarchiste, Gustav Landauer (1870-1919) est sans doute celui chez qui on trouve des considérations qui se rapprochent le plus de nos interrogations contemporaines sur la préfiguration et l’utopie (je n’ose dire qu’elles les préfigurent…). Pour cette raison, il est d’ailleurs étonnant qu’il ne soit pas davantage mis à contribution par la littérature libertaire qui traite de ces notions – tout se passant comme si cette dernière voulait tout au plus reconnaître dans l’histoire du mouvement anarchiste des pratiques préfiguratrices, mais nulle théorisation de ces pratiques. Dans la langue elle-même, les auteurs et autrices qui parlent en allemand de politique préfiguratrice se contentent de traduire sommairement le prefigurative politics des anglo-saxons, sans chercher plus avant ce qui dans leur langue pourrait rendre cette expression. Or, comme on va le voir, on trouve chez Landauer au moins une expression qui semble devoir être traduite par « préfiguration », à côté de nombreux passages qui peuvent être rapportés à cette notion.

Pour toutes ces raisons, il est utile d’examiner brièvement le traitement spécifique auquel Gustav Landauer a soumis les concepts d’utopie et de préfiguration dans deux de ses principaux écrits : La révolution (1907) et l’Appel au socialisme (1911). Mais cela réclame d’abord quelques précisions terminologiques et un peu de mise en contexte.

Topies et utopies

Depuis Idéologie et utopie de Karl Mannheim (1929), on a pris l’habitude de considérer Gustav Landauer comme un penseur de l’utopie, en oubliant un peu vite que celui-ci, lorsqu’il en traite dans son texte sur la révolution, le fait « à moitié pour rire1 ». Dans un contexte où il est question de prouver par le fait l’impossibilité d’une conception scientifique de la révolution, Landauer propose une parodie de philosophie de l’histoire, qui ferait alterner topies et utopies. La topie, « état de stabilité relative » d’une société donnée, advient après une révolution qui a renversé une précédente topie au nom d’une utopie. Toute topie est porteuse d’une utopie, qui tout à la fois l’anime et la mine de l’intérieur, qui constitue donc sa ligne de fuite vers une nouvelle topie. L’utopie, conformément à sa double composante de critique et de proposition qu’on trouve en elle au moins depuis Thomas More, exprime le rejet de l’état de choses existant et le projet d’une nouvelle organisation sociale, projet qui va venir se concrétiser, mais aussi se scléroser dans une nouvelle topie. La lecture de l’histoire dans laquelle s’insère cette présentation semi-ironique de l’utopie n’est pas sans rappeler l’alternance des périodes critiques et organiques dans la vision que les saint-simoniens se faisaient de l’histoire.

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Il est toutefois peu probable que Landauer ait pris totalement au sérieux cette conception d’apparence cyclique de l’histoire. Il est possible en revanche qu’il ait fini par voir en elle un double avantage. D’une part, elle permettait de disqualifier toute idée de fin de l’histoire, et même toute idée de progrès historique, et elle contribuait ainsi à écarter la tentation, si présente en son temps, de s’en remettre à une téléologie historique (« l’histoire travaille pour nous ! ») au lieu de s’atteler aux tâches du présent. D’autre part, en faisant de l’histoire un éternel recommencement, cette conception niait moins l’irruption de la nouveauté dans l’histoire qu’elle n’imposait la question du commencement et de sa relativité à une situation sociale donnée, puisque toute projection utopique dépend étroitement de la « topie » dans laquelle elle intervient. Si cette lecture est juste, le concept d’utopie servirait chez Landauer à neutraliser les prétentions de toute philosophie de l’histoire qui voudrait se présenter comme science.

Mais dès lors, par sa volonté de rendre présent le futur, par son insistance sur la nécessité de mettre en œuvre le socialisme (qui n’est que le nom positif de l’anarchie) ici et maintenant, Landauer serait bien plus un penseur de la préfiguration qu’un théoricien de l’utopie.

De la préfiguration comme commencement

Agir dans le présent, pour Landauer, ce n’est pas s’organiser en vue d’un hypothétique avènement révolutionnaire, c’est commencer à réaliser ce qu’on souhaite voir advenir. C’est à partir de cette perspective qu’il est possible d’évoquer l’usage par Landauer de notions qui ont une forte connotation préfiguratrice. La plus frappante est celle de Vorbild, que nous avons précisément choisi de rendre dans notre traduction de l’Appel au socialisme2, par « préfiguration », mais qui signifie littéralement « image anticipée », ou tout simplement « exemple » (au sens de ce dont il faudrait s’inspirer). Il est intéressant de remarquer que la notion n’apparaît pas directement dans l’Appel mais dans trois textes qui entourent sa rédaction et présentent, à divers titres, les initiatives concrètes (qualifiée de « colonies ») que Landauer pensait pouvoir fédérer au sein d’une « Alliance socialiste », dont l’Appel constituerait le manifeste.

108 En octobre 1921, une plaque est érigée devant la colonie Freie Erde («Terre libre») à Düsseldorf, portant l’inscription «Dans l’esprit de Gustav Landauer».

Dans le onzième des « Douze articles de l’Alliance socialiste » (version de 1908), il écrit ainsi : « Ces colonies sont censées n’être que des préfigurations de la justice et du travail joyeux, et pas des moyens pour atteindre le but » (p. 200 – je souligne). Doit ici être soulignée l’opposition à une logique instrumentale, qui réduirait l’initiative à un simple moyen hétérogène (et à ce titre plus ou moins indifférent) à la fin poursuivie.

Deux ans plus tard, dans un tract intitulé « La colonie », Landauer fait la prédiction suivante :

Que de telles colonies soient d’abord créées à partir de la force puissante des besoins unis, qu’une vie économique joyeuse existe seulement dans des communes ravivées par l’esprit, alors les masses ne seront plus remplies d’un lointain espoir, mais du désir de ce qu’elles voient à portée de main : aux quatre coins du monde, dans toutes les contrées, des commencements socialistes, des préfigurations de la culture. (p. 224, je souligne)

Ici, ce qui ressort, c’est à la fois la nécessité de partir des besoins (et de l’économie comme organisation en vue de leur satisfaction) et le refus de s’en remettre au « lointain espoir » (allusion à l’eschatologie profane proposée par le marxisme de l’époque) pour insister sur le désir et son objet palpable. La préfiguration n’est pas une simple image du monde futur, elle consiste à rendre présent l’objet du désir, en tout cas à initier le mouvement de sa réalisation. Les préfigurateurs ne sont donc pas des utopistes qui se contenteraient de dépeindre un ailleurs radical sous des couleurs chatoyantes, ce sont à proprement parler des initiateurs.

Enfin, dans une seconde version des « Douze articles », publiée en 1912, Landauer écrit :

Pour qu’advienne le grand bouleversement dans les rapports de possession foncière, il faut d’abord que, sur la base des institutions de l’esprit commun qui constitue le capital socialiste, les travailleurs créent et montrent d’une manière préfiguratrice autant de réalité socialiste que possible en fonction de leur nombre et de leur énergie. (p. 202 – je souligne)

On perçoit par cette déclaration qu’il ne s’agit pas de figurer, sur un mode qui serait esthétique, le socialisme au moyen de réalisations ponctuelles. Pour anticiper sur la critique bien connue de Murray Bookchin contre les tentatives préfiguratrices, il n’est pas question ici d’un style de vie anarchiste (bohème ou dandy) ou d’une simple pose socialiste, mais d’une stratégie en bonne et due forme, qui s’oppose à l’attentisme des socialistes de l’époque, donc d’une politique de la préfiguration.

Cette stratégie, elle consiste d’abord à faire valoir, contre l’insistance exclusive sur le travail industriel, le rôle primordial de la possession du sol et du travail agricole, garants de toute autonomie et d’une économie fondée sur les besoins. Elle compte ensuite sur ce qui constitue le « capital » des socialistes, à savoir l’esprit de fédération qui se trouve à la source de nouvelles institutions. Elle opère enfin suivant une dynamique qui est celle de l’exemplarité et de la prolifération. La logique est ici celle de la sécession ou de la séparation – on sait que Landauer est l’auteur d’un fameux opuscule intitulé « Vers la communauté par la séparation » (1901).

Cela implique que ces tentatives pour creuser, au cœur même de la réalité capitaliste, des alvéoles de réalité socialiste soient montrées, qui sont autant de portes de sortie hors du monde de la production capitaliste. À la fin de l’Appel au socialisme, Landauer explique qu’il s’agit de « donner l’exemple des précurseurs » (p. 182), et dans la notion allemande de Vorbild il y a bien une connotation d’exemplarité, mais qui ne signifie aucunement que les initiatives socialistes promues par Landauer devraient être servilement imitées. Bien au contraire, l’originalité de la pensée de Landauer est aussi d’insister sur l’inévitable échec de ces tentatives, qui ne sont pas à craindre mais à méditer pour améliorer les suivantes. Dans l’un des passages de l’Appel au socialisme qui accable les marxistes de son temps, il reproche au marxisme « philistin » de faire « toujours référence moqueur et triomphal, à des défaites et à de vaines tentatives », de mépriser « ce qu’il appelle expériences ou fondations avortées », liant cette attitude à une « peur puérile de l’échec » (p. 74). Initier un mouvement, c’est évidemment s’exposer à l’échec – et Landauer, qui ne craignait pas de joindre le geste à la parole, en a connu plus d’un – et ce n’est donc aucunement forger un modèle que d’autres n’auraient plus qu’à recopier ou à singer. Est exemplaire dans la préfiguration non pas principalement ce qui est fait, mais la dimension d’initiative volontaire jointe à l’esprit socialiste et libertaire qui l’anime.

De la préfiguration à la révolution

Cette insistance sur l’action préfiguratrice ne signifie pourtant pas chez Landauer un renoncement à la révolution. Certes, il raille chez les marxistes dans l’Appel au socialisme les « monocultures de révolutionnaires pour être bien sûr d’en avoir le bon nombre en cas de révolution », mais c’est qu’elles se fondent sur « l’opinion selon laquelle on pourrait passer par des révolutionnaires pour obtenir une révolution, alors qu’inversement ce n’est qu’en passant par la révolution qu’on obtient des révolutionnaires » (p. 101-102). Pourquoi néanmoins l’action préfiguratrice n’est-elle pas suffisante et ne dispense-t-elle pas de la révolution ?

On trouve dans l’Appel au socialisme trois éléments de réponse à cette question.

En premier lieu, il n’y a pas de tentative préfiguratrice sans désir de révolution, c’est-à-dire de renversement et de transformation radicale de l’ordre social et politique. C’est à cela que se rattache le volontarisme de Landauer, pour qui le socialisme est affaire de volonté et d’idéal, et pas d’évolution naturelle et de science. On peut qualifier de désir de révolution cette vision mobilisatrice qui naît sur le rejet intégral de l’ordre existant et qui mêle « le plus profond dégoût [et] l’aspiration la plus forte » (p. 177).

En second lieu, pour Landauer, la réalisation du socialisme ne peut pas faire l’économie d’une épreuve de force avec les défenseurs de l’ordre établi. Certes, il ne sert à rien d’anticiper ce moment de confrontation, surtout si c’est pour renoncer à agir ici et maintenant, et Landauer n’a pas de mots assez durs pour ceux qui renoncent à l’initiative en arguant d’obstacles qu’ils n’ont pas encore rencontrés. Mais il sait aussi que « l’État, c’est-à-dire les masses qui ne sont pas encore parvenues à cette connaissance, les couches privilégiées et leurs deux représentants que sont la caste du gouvernement et de l’administration, opposera aux initiateurs les plus grands et les plus petits obstacles » (p. 181), qui peuvent aller jusqu’à l’exercice de la violence ouverte. Autrement dit, l’État ne facilitera jamais la tâche de celles et ceux qui veulent faire sécession, mais qui plus est, si cette dernière prend de l’ampleur, il ne manquera pas d’user de la coercition pour les ramener dans le giron de la production capitaliste – et pour Landauer, qui n’était opposé qu’à l’usage offensif de la violence, il est bien clair qu’il faudra alors défendre la réalité socialiste qui a été créée.

En troisième lieu, Landauer vit au siècle des révolutions, et s’il estime que ce ne sont pas les révolutionnaires qui font les révolutions, mais les révolutions les révolutionnaires, il n’en reste pas moins que les révolutions arrivent – quand bien même elles n’ont pas l’ampleur désirée de la révolution sociale. La question est alors de savoir ce que les socialistes auront préparé en amont de l’événement révolutionnaire pour que celui-ci ne soit pas une simple révolution politique, et ce qu’ils pourront obtenir d’un tel événement. L’un des points cruciaux, pour Landauer, dans la réalisation du socialisme, c’est, on l’a vu, la question de l’accès à la terre. Or celle-ci ne sera pas donnée volontairement aux communes socialistes – et la solution consistant à se procurer du foncier en l’achetant (ce à quoi sont le plus souvent réduits les initiateurs auxquels pense Landauer) ne fonctionne que pour des expériences de taille limitée. Ce que peuvent précisément imposer les socialistes à la faveur d’une révolution, c’est au mieux une appropriation des terres par des collectivités socialistes, et au moins une modification de la législation sur le foncier, donc une réforme agraire de grande ampleur qui rende la terre à celles et ceux qui la travaillent.

Ce que tout cela signifie concrètement apparaît clairement dans les réactions de Landauer à l’une des grandes révolutions de son temps, la révolution mexicaine, à laquelle il a consacré une série d’articles entre 1911 et 19143. Tout en apportant un soutien chaleureux aux anarchistes mexicains (le « parti anarchiste » des frères Magon), tout en condamnant de la manière la plus véhémente les réticences des socialistes états-uniens et européens à faire de même, Landauer estime que la tâche des révolutionnaires anarchistes en Europe occidentale ne peut être la même qu’au Mexique. Dans ce dernier pays, les anarchistes se sont mis au service des révolutionnaires politiques afin d’obtenir d’eux l’« expropriation socialiste », mais ils ne peuvent guère espérer davantage que des « améliorations importantes » (p. 160-161) lorsque, comme c’est inévitable, les politiciens redeviendront maîtres du jeu. En revanche, estime Landauer, dans les pays européens qui ne sont pas en proie à la révolution, la tâche consiste « à se préparer dès maintenant […] au grand et lent travail […] : fonder pour les peuples de l’humanité leurs coopératives économiques, leurs communes économiques, leurs groupements économiques ». Sans cette action proprement préfiguratrice, la révolution n’accouchera que de « petits résultats rognés par la loi » (p. 161-162). La préfiguration n’est donc pas seulement une figuration anticipée, elle est à la fois préparatoire (on saura quoi faire si les circonstances le permettent) et offensive (on crée de la réalité socialiste vouée à être reprise et améliorée, et défendue au besoin). Il est par exemple difficile de comprendre la révolution espagnole, la mise en place de communes agraires ou la prise en main de l’industrie par le mouvement anarchiste et syndicaliste, sans prendre en considération les décennies de préparation préfiguratrice qui les ont précédées et pendant lesquelles les révolutionnaires espagnols ont non seulement pratiqué la « gymnastique révolutionnaire » (les insurrections censées entraîner à la grande insurrection finale), mais ont aussi esquissé les formes économiques d’une société débarrassée des capitalistes et de la bureaucratie.

Certes, nous n’attendons plus d’une manière aussi évidente la révolution pour demain (peut-être avons-nous tort !), mais c’est peut-être justement pourquoi demeure valable cette leçon du tract sur « La colonie » : « ce que les êtres humains ne font pas maintenant, ne commencent pas à faire tout de suite, ils ne le feront jamais » (p. 225, souligné par l’auteur).

Jean-Christophe Angaut


  1. Expression employée à propos de la distinction entre topie et utopie dans une lettre à Fritz Mauthner (5 octobre 1907), citée par A. Lucet dans sa thèse Communauté et révolution chez Gustav Landauer (p. 440), dont je suis lourdement tributaire ici. 

  2. Gustav Landauer, Appel au socialisme, trad. J.-C. Angaut et A. Lucet, La Lenteur, 2019. 

  3. Voir Gustav Landauer, « Sur la révolution mexicaine » [1911-1914], trad. J.-C. Angaut in Réfractions, no 36, printemps 2016, p. 151-162. 

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