L’expérience communiste

L’expérience communiste

Victor Kibaltchiche (dit Victor Serge)

Gassy Marin, dans le dernier numéro, nous annonçait la dissolution de la Colonie. Des gens ont souri, ironisant : l’expérience est terminée, concluante… C’est un peu l’impression, je crois, de quelques-uns d’entre nous, qu’a légèrement découragés la non-réussite de cette tentative de communisme expérimental, et qui semblent croire les « expériences » de ce genre désormais toutes irrémédiablement condamnées. Et c’est, je l’avoue, un peu vrai, quoiqu’en matière d’action anarchiste je crois qu’il n’y ait rien qui ne profitât finalement à la cause.

C’est en effet une tentative bien téméraire, bien empreinte de généreuse folie et d’illusions que celle d’essayer de créer dans cette société d’oppression et d’insanité un milieu, quelque petit qu’il fût, où régnât l’esprit large et pur du communisme.

Il est tout aussi fou de vouloir tirer de notre société quelques individus suffisamment affranchis des tares ancestrales et sociales pour pouvoir constituer ce noyau d’hommes libres, que doit être une colonie communiste. Et c’est vraiment d’un singulier orgueil que nous croire, nous-mêmes plus ou moins tarés, plus ou moins névrosés, capables de créer un milieu d’harmonie durable. Non, jetée en ennemie dans la société, basée sur des principes tout à fait contraires à ceux qui la régissent, constituée forcément d’éléments très imparfaits et dénuée de ressources, une colonie communiste ne peut pas subsister.

Peut-être les colonies agricoles, pareilles à celles des tolstoïens d’Amérique, offrant des conditions de vie plus naturelles et plus logiques, délivrées du voisinage enfiévré des grandes villes pourraient-elles réaliser plus approximativement et plus durablement la vie anarchiste. Encore faudrait-il que les individus la composant soient étroitement liés par des affinités intellectuelles et que leur nombre restreint leur permît d’être avant tout groupe d’amis.

Plus que jamais cependant j’admire les colonies communistes, les trouve utiles et nécessaires, leur œuvre féconde et belle.

Elles sont nécessaires, d’abord, car quoique toujours forcément très rudimentaires, elles permettent aux militants de se reposer, de temps en temps, en une vie de saine camaraderie (il serait peut-être plus juste de dire de misère en camaraderie…). Propices aux réunions, aux visites, elles facilitent la propagande, deviennent vite des centres d’action. Surtout elles ont le mérite de montrer 1’anarchisme sous un jour nouveau, peu connu de la foule, qui n’en entend parler que lors des attentats terroristes, et qui finit par se l’imaginer spectre rouge de haine et de sang ; elles lui montrent l’anarchie sous une lumière plus vraie, en son idéal de paix, d’harmonie, de labeur tranquille.

Enfin je les aime parce qu’elles sont de la propagande par le fait, des actes. Parce que comme les idées et choses nouvelles vingt fois tombées et vingt fois rebâties, elles finiront par vaincre et seront, un jour qu’il nous appartient de rapprocher, les premières cellules de la nouvelle société. En défi à tout et à tous, il faut semer dans la société pourrie des groupes et des colonies communistes qui montrent à tous, naissante et déjà volontaire, l’Humanité affranchie. Leur vie, certes, sera éphémère, mais leur œuvre, une fois faite, restera. Elles sont comme les pierres infimes, insignifiantes en apparence et cependant nécessaires, dont on bâtit les plus magnifiques monuments.

Non, camarades, l’expérience n’est pas terminée, n’est pas concluante. Mais soyez tranquilles, l’avenir conclura dans la joie sereine du triomphe.

« L’expérience communiste », Le Communiste, no 11, 18 avril 1908.

Considérations philosophiques sur le fantôme divin (1870) Extrait de Danser au bord du monde