À l’encontre de l’universel

À l’encontre de l’universel

Tomás Ibáñez

Dans la foulée du débat amorcé dans notre numéro 43 au sujet de l’universel, j’ai pris appui sur quatre ouvrages situés aux antipodes de la regrettable tradition essentialiste qui a dominé la philosophie depuis les temps d’Aristote1. Chacun d’entre eux fournit des arguments à l’encontre de deux importants présupposés qui sous-tendent le concept d’universel.

Comme d’un point de vue libertaire c’est bien entendu la dimension politique de ce concept qui nous intéresse ici, plus que les considérations purement philosophiques, il nous faudra nous arrêter aussi sur l’attribution d’universalité à certains droits dont le déni porterait atteinte à la condition humaine en elle-même par-delà les divers particularismes qui la spécifient. Étant bien entendu que pour savoir si certains droits ont un caractère universel il nous faut préciser au préalable ce que nous entendons exactement par ce terme.

Que veut dire universel ? Que disons-nous lorsque nous disons que quelque chose est universel ? L’analyse de ce concept met à jour les deux présupposés auxquels j’ai fait allusion plus haut.

Le premier postule la possibilité d’atteindre l’absolu, car l’universel est un terme qui implique la notion d’absolu, comme nous allons le voir.

Le deuxième soutient qu’il est possible d’adopter le « point de vue de nulle part », car ce n’est que de ce lieu fantomatique que peut s’appréhender l’universel, comme nous le verrons également.

Universel et absolu

Si quelque chose peut être dit universel c’est parce que son existence ou sa validité n’est pas confinée dans un segment spatio-temporel délimité. Par définition, ne peut être dit universel ce qui ne serait propre qu’à une époque déterminée, ou à une contrée particulière, ou, de façon plus large, à une partie d’un tout. Cela signifie que ce qui est universel l’est depuis toujours et pour toujours, ici et n’importe où, pour nous et pour tous nos semblables, ou même en l’absence de qui que ce soit pour pouvoir en juger.

En d’autres termes, universel qualifie ce qui ne varie pas selon les contextes et ne dépend pas de conditions particulières ; il s’agit donc d’un élément non contextuel, non conditionné, qui n’est pas relatif à quoi que ce soit et qui appartient par conséquent à l’ordre de ce qui est absolu.

En effet, comme nous le rappelle Michel Bitbol, au sens étymologique « ab-solu » signifie qui ne dépend pas d’autre chose, ce qui est dé-lié, affranchi de tout rapport à autre chose, de tout lien et de toute relation. C’est, en ce sens, l’opposé exact de « relatif ».

Nous l’avons dit, l’universel ne l’est que s’il est inconditionné, or, si quelque chose est inconditionné il est nécessairement non relationnel, parce que conditionné veut dire relatif à autre chose qu’à lui-même.

Le problème est que rien n’est inconditionné, rien n’est en soi, hors relation, tout dépend d’autre chose que de soi-même, donc rien n’est absolu, tout est relatif et, par conséquent, rien n’est proprement universel parce que rien n’est absolu.

Rien n’est pourvu d’une nature intrinsèque, les choses sont les faisceaux de relations qui les définissent, elles n’existent pas en dehors d’un contexte relationnel, et c’est bien pour cela qu’elles ne sont pas susceptibles d’inconditionnalité.

Si nous allons maintenant à l’une des dimensions qui caractérisent les êtres humains, à savoir qu’ils sont des êtres sociaux et donc des êtres historiques, il est clair qu’historicisme et universalité sont incompatibles. Cela saute aux yeux car l’historicisme met en évidence le caractère contextuel de la raison, de la vérité, de la connaissance, des valeurs, et de toutes les productions de la pensée humaine. Elles dépendent toutes du contexte historico-social, et donc de ce qui est contingent. Comme le proclame Paul Veyne, « il n’existe pas d’invariants transhistoriques ».

La démarche ontologique qui depuis Aristote croit pouvoir atteindre une substance ou un être autonome, en-soi, et hors relation, n’est pas seulement insoutenable philosophiquement – même s’il est difficile d’y renoncer car la grammaire du vocable « relation » présuppose qu’il y a des termes à relier – elle se trouve, de plus, réfutée par la reine des sciences contemporaines, c’est-à-dire par la physique quantique.

164 Mykyta Nikiforov

Le point de vue de nulle part

Isabelle Thomas-Fogiel nous explique comment « l’invention de la perspective » à l’époque de la Renaissance s’est peu à peu propagée hors du domaine de la peinture jusqu’à « induire une conception générale de notre relation au monde » qui a institué une représentation spécifique de l’extériorité. Il se trouve qu’en permettant la transformation du monde en représentation « le modèle de la perspective a façonné la catégorie même de la relation au monde comme face-à-face entre deux entités distinctes et indépendantes ».

Thomas-Fogiel poursuit : « Nous sommes face au monde et le maîtrisons du regard ; la relation entre les sujets voyants et l’objet vu est une relation d’extériorité (les deux entités sont indépendantes et constituées avant leur mise en relation) et de confrontation. » Transformé en spectateur, le sujet n’est pas englobé par le monde mais face à lui, ce qui le situe dans l’impossible position d’être à la fois élément de l’ensemble et extérieur à lui.

Pour sortir de cette position qui a dissimulé pendant des siècles son caractère insoutenable, et donc pour « sortir du modèle de la perspective », non pas tellement dans le domaine de la peinture, mais plutôt dans celui de la pensée, il faut commencer par reconnaître que nous ne sommes pas face au monde et le visant, mais immergés en lui et en en faisant pleinement partie et, comme le dit Michel Bitbol, « nous devons nous figurer ce que c’est que connaître ce monde à partir de l’intérieur de lui, sans marge pour nous en dissocier ou pour en simuler une vue extérieure » ; et il ajoute que nous sommes « tellement noués en lui que la simple possibilité d’en acquérir une “image”, c’est-à-dire une vue distanciée de sa totalité, s’évanouit en retour ».

Mais c’est alors l’impossibilité d’atteindre l’universel qui apparaît immédiatement, car le concept de l’universel implique que le sujet puisse contempler le monde comme s’il n’en faisait pas partie, comme s’il n’en était pas un élément constitutif. Car ce n’est que de l’extérieur, en surplombant le monde, que l’on peut établir que quelque chose est universel, valable en tout temps et en tous lieux, donc a-historique et non situé. Puisque nous faisons partie du monde, nous ne pouvons en appréhender que le présent sans pouvoir nous en extraire pour le voir, et pour nous voir, depuis un ailleurs qui le surplomberait et qui nous offrirait le point de vue de nulle part. Or, ce n’est que de ce point de vue que l’on peut saisir l’universel, ne pas l’atteindre oblitère toute affirmation d’universalité.

En termes plus prosaïques, c’est toujours depuis un certain angle que l’on voit, en fonction de la position que l’on occupe ; on ne peut pas voir à partir de tous les angles possibles dans l’espace et dans le temps, or, c’est précisément ce qu’il faudrait pouvoir faire pour certifier que quelque chose est universel. La prétention d’avoir accès à la connaissance de l’universel exige que nous surplombions notre condition historique et notre finitude.

La question normative et les effets de pouvoir

Dans son cours de 1970-1971, Leçons sur la volonté de savoir2, Foucault disait : « Il est clair que la volonté de vérité est profondément historique. Il s’agit en somme de savoir quels rapports de domination sont engagés dans la volonté de vérité. » En le parodiant nous pourrions dire ici que « la volonté d’universalité » est, elle aussi, profondément historique et qu’il convient de s’interroger sur les rapports de domination qui sont engagés dans cette volonté.

Considérés comme des droits naturels, les droits humains déclarés universels sont attachés à l’être humain en tant que tel, du seul fait qu’il s’agit d’un être humain. En matière de droits humains l’universalisme renvoie donc à l’existence d’une « nature humaine » qui serait la condition nécessaire et suffisante pour pouvoir arborer la possession de ces droits. Le problème est que si rien n’a une nature intrinsèque, il s’ensuit que l’être humain n’en a pas non plus, et qu’il est irrémédiablement ancré dans l’historicité, donc dans ce qui, loin d’être immuable, ne peut être que changeant.

Pour le dire avec les mots de Paul Veyne, « le sujet n’est pas naturel, il est modelé à chaque époque par le dispositif et les discours du moment, et par les réactions de sa liberté individuelle ». Chaque société construit un type d’être humain (voire plusieurs !) et rien ne nous empêche évidemment d’en préférer certains à d’autres, mais jamais parce qu’ils seraient plus conformes à l’authentique nature humaine.

Dans la mesure où ces droits que l’on a proclamés universels ne se développent que dans certaines formes de société et pas dans d’autres, il est clair que, loin de surplomber les sociétés, c’est d’elles qu’ils reçoivent leurs caractéristiques. Puisqu’ils sont socialement institués par un collectif humain, les droits humains sont nécessairement contingents, historiques, conditionnels, et donc ils ne peuvent pas avoir un caractère universel. Il s’agirait d’ailleurs d’une bien curieuse universalité qui ne serait telle que postérieurement à l’époque de la modernité, où le concept de droits universels se formule et où se mettent en place les institutions qui les proclament et les protègent.

Autre chose bien différente est que l’on puisse juger bon de les étendre à l’ensemble des êtres humains, mais cela ne requiert nullement de les proclamer universels en leur conférant un statut dénué de tout fondement.

Le respect de la dignité humaine n’a pas besoin d’être déclaré universel pour que nous le défendions, on peut se sentir moralement obligé sans présupposer l’existence d’une obligation morale de type kantien qui nous surplombe. Le fait qu’une croyance mérite que nous luttions pour elle est parfaitement compatible avec le fait qu’elle ne repose sur rien de plus profond que des circonstances historiques contingentes qui nous incitent à la valoriser et à nous engager fermement envers elle. Faire descendre les droits humains du firmament des principes absolus et les insérer dans le domaine de l’historicité et du social ne leur enlève rien de leur valeur ou de leur signification.

Et puis, une dernière considération. Le fait de proclamer l’universalité du droit à être traité comme un être libre débouche sur une sorte de contradiction performative, car en énonçant l’universalité du droit à la liberté on soustrait l’acceptation de ce droit à la décision humaine, on en fait une obligation d’obéissance pour toujours et pour tous en même temps que l’on proclame le respect inconditionnel de la liberté.

Pour qui, au vu des arguments théoriques énoncés jusqu’ici, n’aurait même pas éprouvé le frisson d’un léger doute quant au bien-fondé de l’universalisme, ajoutons un argument d’ordre empirique cette fois.

Il suffit de se souvenir que certains aspects qui étaient acceptés comme indubitablement universels et absolument vrais se sont révélés comme étant faux ou en tous cas dénués de portée universelle. Par exemple, le caractère nécessaire et absolu de la géométrie euclidienne, ou encore l’universalité des catégories a priori de l’entendement, sans parler de l’astronomie platonicienne ou des lois de Newton, ou de la logique aristotélicienne, ou, enfin, de la distinction, mise à mal par la physique quantique, entre objet et propriété d’un objet.

Tomás Ibáñez


  1. Isabelle Thomas-Fogiel, Le lieu de l’universel, Paris, Seuil, 2015. Michel Bitbol, Maintenant la finitude, Paris, Flammarion, 2019. Michel Bitbol, De l’intérieur du Monde, Paris, Flammarion, 2010. Paul Veyne, Foucault, sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008. 

  2. Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, Paris, Seuil/Gallimard, 2011. 

Pour continuer le débat Unité de l’humanité et valeurs universalistes